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    La psychologie : science de la nature et science de l'homme

     

    (Henri Wallon)

    Science de la nature ou science de l'homme sous laquelle de ces deux rubriques devons-nous ranger la psychologie?

    Il est habituel, sans doute, de la considérer comme issue des sciences sociales; elle s'y rattache par ses filiations littéraire et universitaire; mais Descartes déjà lui reconnaissait des connexions intimes avec la physiologie. Et, c'est la technique de certaines sciences exactes, l'astronomie et l'optique en particulier, qui a, pour la première fois, fait découvrir des relations dont la nature psychologique est incontestable elles se rapportent exclusivement à l'activité sensori-motrice ou intellectuelle de l'homme et affectent même chaque individu d'un indice personnel mais qui s'expriment, en même temps, par des mesures numériques aussi rigoureusement que les relations du monde physique.

    L'apparentement ou les participations de la psychologie aux sciences de la nature n'ont cessé de s'étendre. Certains de ses domaines, celui de la psychologie animale par exemple, semblent plutôt une conquête de la biologie que la transplantation sur un terrain voisin des connaissances puisées par l'homme dans l'étude directe et immédiate de lui-même. La psychologie ne peut donc plus être classée parmi les sciences de l'homme en ce sens qu'elle s'opposerait aux sciences de la nature.

    Psychologie et sciences de l'homme

    Vis-à-vis des sciences de l'homme, la position de la psychologie est, d'ailleurs, beaucoup moins nettement définie qu'il ne semblerait d'abord. maintenant encore, il lui arrive de ne pas se considérer tout uniment comme l'une d'elles, appliquant dans son domaine particulier les procédés courants d'information. Elle prétend en avoir de spéciaux, qui lui donneraient ce privilège unique d'être comme identique à son objet et de le connaître tout en étant son animatrice et sa vie.

    Pour aboutir à des résultats objectifs et dont l'existence ne varie pas avec celle des modes ou des systèmes idéologiques, les sciences de l'homme ont fait comme les sciences de la nature, qui rencontrent leurs objets dans le monde extérieur et qui les traitent en choses. Elles se sont mises en quête de "choses" qui fussent extérieures à chaque individu et semblablement identifiables par tous. De ces choses elles n'ont voulu connaître que les caractères matériellement discernables et contrôlables.

    Bornant leur étude aux seules relations que la comparaison peut en déduire, elles ont cessé d'immiscer à la réalité les velléités par lesquelles il peut sembler à chacun qu'il en pénètre l'essence. Au lieu de continuer à insinuer sous les oripeaux du "sauvage" sa conception optimiste ou pessimiste d'une humanité non civilisée, l'ethnologue s'en tient à ce que l'inventaire des objets, l'examen des témoignages lui permettent d'établir pour une société déterminée ou pour l'ensemble des sociétés dont il lui a été possible de comparer les vestiges et les manifestations. De même, le linguiste n'expliquera plus l'histoire du langage à l'aide des aptitudes ou tendances que l'intuition ou l'analyse subjective paraîtront lui faire découvrir en lui-même ou chez ses semblables; ne compte pour lui que ce qui est matériellement attesté ou enregistré des dialectes ou des formes phonétiques à étudier, et les seules lois qu'il se croit en mesure d'atteindre doivent procéder des relations établies par l'analyse de ce matériel.

    L'exemple des sciences de la nature

    Les sciences de l'homme ont donc eu pour condition préalable qu'en fût radicalement éliminé ce sentiment de sa propre existence et de son activité que spontanément l'homme mêle à tout. Et ce qui s'achève ainsi dans leur domaine, c'est une évolution dont les sciences de la nature elles-mêmes ont été antérieurement le produit. Car leurs débuts ne remontent pas à une date si reculée qu'il ne soit possible de connaître les idées ou les croyances qu'elles ont dû supplanter.

    Sous une forme plus ou moins abstraite, c'est toujours la notion d'un principe efficient qui se confondrait à la fois avec l'existence ou les manifestations de l'objet et avec la formule de son intelligibilité ou de sa connaissance.

    En lui s'exprime visiblement l'illusion animiste, qui place au cœur de chaque réalité quelque chose où se combinent, à des degrés variables, suivant le cas, le pouvoir et le vouloir, la vie et la conscience. Sa similitude avec la représentation que se fait l'homme de son être personnel est évidente, ce dont rend compte leur communauté d'origine. Car ces foyers, qui ont été en aussi grand nombre que les objets ou les genres d'effets à expliquer, s'étaient détachés, comme d'une nébuleuse primitive, de l'intuition d'abord indivise et globale qui unissait l'homme à l'ambiance. Pour en faire sortir l'univers, c'est-à-dire cette part de ses impressions et de ses expériences qui s'oppose à lui sous forme d'existences ou de causes étrangères, il a fallu qu'il y introduisît ces distinctions, les catégories, qui élaborent un ordre de choses soustrait aux variations de sa propre sensibilité.

    Science et nombre

    Que cette transformation se soit faite par degrés, l'exemple du primitif ou de l'enfant en témoigne. Dans leurs croyances ou pratiques, le sentiment d'une participation, qui ferait dépendre de leurs désirs ou de leur pensée le cours des événements ou le destin des êtres, ne régresse petit à petit que dans la mesure où chaque objet, se fermant à leur influence immédiate, semble contracter en lui-même, s'approprier et leur opposer la vie et la conscience diffuse qu'ils extravasaient en lui. Mais cet animisme n'est lui-même qu'une étape.

    Derrière ces reflets de vie et de conscience qui semblaient provenir des choses, et où l'homme finit par reconnaître son propre mirage, il discerne en même temps une constance d'effets et de relations qui l'amène à éliminer de leur explication toute trace d'interprétation subjective. L'ordre des facteurs, dès lors, se renverse. La subjectivité humaine qui était, soit immédiatement, soit par délégation, la mesure de tout, se voit confrontée avec les mesures que la science introduit dans l'univers et obligée de les prendre pour dénominateur.

    Et le cercle ne cesse de se rétrécir autour d'elle. Longtemps encore il a semblé que, sans un principe ou élan vital qui n'est qu'une émanation d'elle, la vie serait impossible à concevoir. Et puis les mesures rigoureuses que multiplient les sciences biologiques ont réduit, petit à petit, l'action de ce principe au rôle d'une simple affirmation générale, moins destinée à faire la part de notre ignorance qu'à satisfaire certaines survivances de notre sensibilité. Où s'arrêteront, chez l'homme, les mesures qu'y introduit la biologie? Beaucoup voudraient encore opposer au domaine biologique d'autres domaines d'où, par définition, le nombre serait exclu. Mais le nombre est-il autre chose qu'un moyen précis d'exprimer des relations exactes? Or toutes les sciences de l'homme ont pour but la découverte de telles relations et par là tendent vers le nombre.

    Les résistances

    Les répugnances que soulève cet empiétement progressif se font d'autant plus grandes qu'il s'agit de faits où la participation de la personnalité paraît plus intime. Elles sont variables, d'ailleurs, non seulement suivant l'ordre des réalités envisagées, mais suivant les habitudes d'esprit propres à chacun de nous, et même suivant nos dispositions du moment.

    Il peut sembler facile à certains d'admettre, pour les manifestations les plus générales ou les plus courantes de l'activité humaine, qu'elles soient l'effet de conditions plus ou moins rigoureusement déterminables, mais excessif que ce genre de déterminations soit cherché jusque dans la conduite individuelle et dans ses mobiles. L'unique témoin des intentions qui le font agir et de ses pensées, dont beaucoup peuvent ne se traduire extérieurement ni par des actes ni par des paroles, n'est-il pas leur auteur?

    Comment alors contester la certitude, qui est la sienne, de ne relever, quand il agit ou pense, que de lui-même et, par suite, de n'être réductible à aucune mesure commune? Pareillement, à celui que sa culture dispose le mieux à ne pas accepter que rien n'échappe chez l'homme à des conditions objectivement déterminables, il arrive, sous le coup d'un choc affectif, d'une situation qui exalte au paroxysme ses intérêts ou ses passions, de s'opposer à lui-même, comme animés de sentiments et de desseins hostiles ou propices, non seulement les hommes et les institutions humaines, mais les événements les plus mécaniquement explicables, et les choses même.

    Il n'y a peut-être personne que l'émotion ne puisse amener à maudire ou implorer le sort. Elle peut même aller jusqu'à faire tomber la distinction du moi et du non-moi, en associant à ses transports l'ambiance et la création tout entière. Une volonté frénétique se croit volontiers immédiatement agissante jusque chez autrui et jusque dans les choses. Inversement, l'angoisse peut livrer l'intimité d'un être à l'emprise d'autrui ou des choses. Et la pathologie montre la tendance de cet état à devenir progressif et chronique chez ceux que le souci ou le sentiment de leur propre personne dominent absolument et sans rémission.

    Leur portée

    Il y a, dans ces régressions. une vraie contre-épreuve, qui montre l'antagonisme essentiel de l'intuition subjective et de la connaissance objective. La pensée de l'univers, l'étude de ses lois ne sont devenues possibles que par distillation de l'expérience immédiate, concrète et personnelle, où il est mêlé à l'action, à la sensibilité et à la vie de chacun.

    Il a fallu, pour l'en dégager graduellement, l'élaboration par l'intelligence humaine de ces notions ou systèmes stables et impersonnels qui, s'étant trouvé une formule dans le langage puis dans la science, finissent par s'imposer à la conscience de chacun et préparent l'instant où d'autres systématisations détacheront du moi subjectif d'autres fragments de réalité et de connaissance.

    Ainsi se multiplient, grâce au langage et aux usages qui les fixent, les plans distincts sur lesquels la pensée projette l'univers, y compris l'humanité et l'homme. Ils sont, à chaque époque, déjà tout élaborés pour l'enfant; ils s'imposent à lui d'emblée, dans la mesure où le développement de son intelligence lui permet de se répartir entre eux, d'en concevoir la stabilité abstraite et la simultanéité tout au moins virtuelle. Car les étapes, par lesquelles sa pensée rejoint celle de l'adulte, semblent se ramener à l'aptitude, qu'elle acquiert par degrés, d'ordonner à volonté les choses, suivant l'un des points de vue en usage autour de lui, et de se distribuer entre eux. Ainsi se rétrécissent, devant l'ordre envahissant de la pensée, les domaines qui semblaient être ceux des variations fortuites ou spontanées. Elles deviennent de simples apparences, dont il faut chercher les lois.

    L'ultime refuge

    De recul en recul, vers quel refuge ultime le sentiment d'absolue et d'incomparable autonomie que donnent à chacun les impressions de sa sensibilité et les manifestations de son activité pourrait-il émigrer, sinon vers celui de la personnalité intime? C'est là que l'élimination progressive de tout ce qui répond à l'objet et aux nécessités externes de nos expériences permettrait d'atteindre, condition suprême de toute expérience, le sujet lui-même. A ce suprême degré de pureté, chaque sujet serait seul apte à se connaître lui-même, et cette connaissance ressemblerait à une sorte d'auto-création. Mais y a-t-il bien là une limite inaccessible aux procédés de la science? Et n'est-ce pas plutôt un dernier ensemble d'apparences, qui se laisseront à leur tour pénétrer par les formules de la causalité?

    L'introspection et la substance

    Contre l'investissement total du sujet sentant, agissant et pensant, par la science qui tisse entre toutes les réalités son réseau de communes mesures, - les objections sont encore trop vives pour qu'il soit possible d'extrapoler purement et simplement à l'homme psychique le changement de point de vue, qui a successivement rendu possibles les sciences du monde physique, de la vie et de la société. Leur assimiler la psychologie se heurterait, croit-on, à ce fait qu'une façon propre de se connaître est si essentiellement liée à la nature de l'homme, qu'y renoncer ce serait se renoncer soi-même : abolir l'objet en même temps que sa vision. S'il y a quelque chose dans l'homme qui soit différent de ses fonctions physiologiques et de celles que lui impose la société, n'est-ce pas sa vie intérieure, c'est-à-dire ce qui n'a d'existence que par sa conscience autrement dit par cette connaissance immédiate de soi-même qui s'appelle introspection?

    Une régression

    La conscience, objet unique ou du moins essentiel et central de la psychologie, se trouverait donc unir, sans distinction possible, la réalité et son image intelligible. Elle pose comme identiques l'idée et son objet. On voit à quel stade primitif de la pensée ce postulat ramène.

    A ses débuts la pensée ne savait pas s'opposer son objet, même quand cet objet était le monde physique. Le penser c'était le faire exister; ne plus le penser c'était, sinon l'anéantir - une pensée créatrice d'existence étant absolument inapte à penser le néant - du moins l'abolir momentanément et le rendre inefficient. Mais surtout, l'objet devait être tel qu'il était pensé. Les transformations que lui faisaient subir l'imagination, les rêves ou le langage, il fallait qu'il les présentât réellement, comme le montrent bien les croyances et les formules de la magie. Dans le principe, il était uni d'existence avec l'impression qu'il produisait et avec les images intellectuelles qu'il évoquait.

    Le lien se relâchant, cette communauté d'existence est devenue simple participation. Et celle-ci est devenue simple sympathie ou intuition assimilative lorsque, le nombre envahissant le monde de l'expérience et y multipliant les individus, chaque être individualisé, chose, animal ou homme, est devenu lui-même un foyer simultané d'existence et de conscience, son existence étant fondée sur sa conscience et sur sa volonté de vivre, comme le veut la conception animiste de l'univers.

    Confusion de la connaissance et de l'existence

    L'union, dans la conscience, de l'être et de la connaissance psychiques, sur laquelle l'introspection prétend fonder son privilège, présente exactement les mêmes degrés et les mêmes difficultés que celle de la pensée avec l'existence des choses. La psychologie introspective ne peut sortir de son subjectivisme initial, qui rendrait impossible toute proposition tant soit peu générale, sinon en attribuant au sujet le pouvoir de s'assimiler aux autres par intuition et de trouver en soi-même, dans les formules de sa propre conscience, les raisons de leur conduite et la substance de leurs sentiments.

    Que l'intuition soit plus ou moins immédiate, qu'elle procède davantage de la simple analogie ou de l'identification intime, elle suppose inévitablement un pouvoir de participation, rendant possible à la conscience de chacun de se rendre intelligible la conduite de tous et à la conscience en général d'impliquer l'existence de son objet. C'est même cette dépendance (ou plutôt cette confusion où l'introspection prétend trouver le fondement de son évidence et de sa certitude) que Comte dénonce comme faisant de la psychologie une pure illusion. Car, si son objet est identique à la connaissance de cet objet, il se modifie et se renouvelle en même temps que se développe la connaissance, et la connaissance ne peut rien saisir qu'elle-même. Elle est dans un perpétuel présent, dans un incessant devenir, et ne saurait s'opposer une réalité stable, pour en fixer les rapports constants, puisqu'elle est elle-même cette réalité et qu'elle la transforme au gré de ses investigations. Création et connaissance s'excluent.

    La connaissance n est devenue possible que dans la mesure où elle est devenue capable de se dédoubler vis-à-vis de l'expérience immédiate, qui est réalisation vécue. Or la conscience, dont l'introspection n'est que la forme plus ou moins intentionnelle, se trouve exactement à l'opposé de ce dédoublement. Elle unit si indivisiblement la connaissance et l'existence que le problème de l'une et de l'autre se pose simultanément. Pour éviter que le sommeil, en abolissant la conscience, n'abolit simultanément l'être psychique, c'est au réveil que Descartes attribuait le pouvoir d'abolir le simple souvenir des rêves, par le moyen desquels la conscience n'avait pu manquer de se survivre pendant le sommeil.

    Un substantialisme

    Confondre existence et connaissance, c'est faire porter la connaissance non sur des relations, comme fait la science, mais sur la substance même des choses. Ce que peut alors saisir la connaissance, chaque fois qu'elle s'exerce, ce n'est pas un aspect conditionné des choses, l'aspect qu'elles ont d'un certain point de vue; c'est, invariablement, leur essentielle réalité et le principe qui les fait, actuellement et toujours, être ce qu'elles sont.

    Effectivement la psychologie est substantialiste dans la mesure où elle reste introspective. Son procédé d'investigation la mettant immédiatement en possession de la raison d'être à laquelle obéissent les réalités qu'elle étudie, elle n'a pas à sortir d'elle-même, elle doit former un système clos. C'est du moins ce qu'affirment certains psychologues contemporains, qui proscrivent les incursions sur d'autres terrains et l'emploi d'un vocabulaire où se traduirait par exemple la recherche de corrélations psychophysiologiques.

    Mais la tendance inverse, observable chez d'autres tenants de la méthode introspective, n'aboutit qu'à rendre plus évident leur substantialisme latent. Soucieux de marquer la place que tiennent les faits psychiques conjointement avec les faits biologiques, ils n'ont su que les juxtaposer entre eux, la connaissance des uns et des autres restant en fait sans commune mesure.

    Le parallélisme psychophysiologique

    Ce parallélisme, auquel ils aboutissent en quelque sorte nécessairement, ne peut faire autrement que de postuler, derrière ce double langage imaginé par Taine, une seule et même réalité, dont il constituerait, terme à terme, la traduction juxtalinéaire. Pas d'interaction par suite, mais simple concomitance entre les deux séries psychique et physiologique. Et si cette concomitance a quelque chose d'essentiel et d'inéluctable, si même il advient qu'il soit possible de modifier l'une en modifiant l'autre, c'est qu'elles sont foncièrement identiques. Il faut donc, sous leur diversité, postuler un substratum commun, dont elles ne seraient que les apparences. Contrairement à ce que fait la science, il faut supposer derrière les phénomènes, non pas une sorte de structure commune, qui les rende commensurables sans rien retrancher de leur diversité mais une existence dont leur diversité ne fait que refléter, sous des aspects différents, l'identité fondamentale. Mais, sur le terrain des faits, que de difficultés!

    D'une part, le parallélisme supposé induit à conclure des constatations faites dans un domaine à ce qui existerait dans l'autre. L'analyse introspective ayant abouti à décomposer le contenu de la conscience en images, les images ont été directement assimilées aux éléments matériels qui constituent les centres nerveux. La destruction de ces éléments devait expliquer celle des images dont ils étaient devenus le répondant cérébral. Et leur mécanisme était assimilé à des combinaisons d'images.

    Sans s'informer des faits accessibles aux méthodes de l'histologie et de la physiologie, les seules qui aient précisément pour objet de connaître la structure et les fonctions des organes, le psychologue et le clinicien construisaient cette structure et ces fonctions sur le type de la description, d'ailleurs vicieuse, qu'ils s'étaient donnés de la conscience et, par son intermédiaire, de la vie psychique. Mais, comme la conscience devait, d'autre part, trouver dans l'organisme un équivalent exact et spécifique pour chacune de ses manifestations; comme elle participe aux manifestations idéologiques, linguistiques et autres qui appartiennent à la vie des sociétés - l'ensemble de ces manifestations était ramené, non seulement à la mesure de l'individu, mais, en chaque individu, à la mesure de ce qui pourrait être obtenu par l'étude directe de son activité nerveuse.

    Pour justifier dans le détail des faits la correspondance des deux séries dont il postule l'identité, le parallélisme est donc amené à les dénaturer et à les hypertrophier. Tout ce qui est dans l'une étant simultanément dans l'autre, son idéal serait de les déduire l'une de l'autre, alors qu'elles supposent, chacune, des ensembles de conditions totalement différentes. Ce qui ne les empêche pas, d'ailleurs de trouver, l'une dans l'autre, certaines de leurs conditions. A chaque ordre de faits répondent des méthodes d'étude et une science particulières. Mais il n'y a pas de science qui puisse s'isoler des autres, pas plus qu'il n'y a de faits constituant une série étanche. Il ne faudrait donc pas ne repousser l'identification substantialiste de toutes les séries que pour affirmer des spécificités irréductibles, et qui procéderaient, d'ailleurs, du même préjugé substantialiste.

    Les thèses de Bergson

    Contre les erreurs du parallélisme psycho-physiologique la réaction la plus radicale a été celle de Bergson. Il a dénoncé comme factices non seulement l'application à l'activité nerveuse des résultats obtenus par introspection, mais ces résultats eux-mêmes. Poussant plus avant, il a condamné avec l'introspection toute tentative de ramener la réalité psychique à des relations quelconques, c'est-à-dire en définitive à la connaissance scientifique, uniquement fondée sur des relations et qui se désintéresse de la chose en soi.

    Critique de l'introspection

    Très justement, il reproche à l'introspection d'être simplement la mise en œuvre de formules idéologiques et verbales, d'origine et d'usage interindividuels, mais nullement faites pour permettre à l'individu de pénétrer dans sa propre vie psychique. Elles sont une monnaie d'échange. Elles ne peuvent signifier que ce qu'il peut y avoir de commun dans les contacts de chacun avec tous et de tous avec les réalités extérieures.

    Ces contacts, suivant Bergson, sont l'origine et le type des relations dont la science a fait son domaine. Par suite, la science non plus ne peut prétendre à s'insinuer dans l'intimité et dans la réalité de l'être psychique. Comme le langage, en effet, elle s'arrête à la surface des choses. Bien plus, il lui faut fixer en chacune de ses formules et isoler, dans l'ensemble perpétuellement changeant qui constitue la vie individuelle et la vie universelle, non pas même un moment d'une existence particulière, mais ce qui doit pouvoir rester comme un point d'intersection pour un nombre indéterminé d'entre elles.

    A l'imitation du langage, la science taille dans le réel pour n'en retenir que ce qu'elle peut stabiliser - donc ce qui est le plus étranger à l'existence profonde de toute chose, qui n'est concevable qu'à l'état de perpétuel devenir. Avec ces éléments inertes, dissociés et discontinus elle ne peut construire que des mécanismes, dont l'utilité pratique juge l'opportunité, mais qui ne sauraient être donnés comme l'image des forces qui font de l'existence un incessant changement.

    Où tend cette critique?

    De cette analyse la conclusion pourrait être qu'en effet, la science n'ayant pu se constituer qu'à la condition de se borner à constater et à mesurer des relations, elle ne saurait faire sur la nature des choses que des hypothèses - mais qu'elle a renoncé par principe à la connaître d'une connaissance immédiate et certaine. Et s'il n'est pas d'autre procédé de connaissance que la connaissance scientifique, pourquoi ne deviendrait-elle pas applicable à la psychologie? Mais précisément le but de Bergson n'était autre que d'opposer à la science un autre mode de connaissance et d'en trouver le type dans la psychologie.

    Après avoir disqualifié l'introspection comme trop imprégnée de relativité usuelle, il admet la possibilité d'une intuition qui, s'étant dégagée de l'activité conceptuelle dont notre pensée coutumière et scientifique est encombrée, serait l'expression immédiate de l'être intime. Sous le personnage superficiel, factice, aux formes figées que lui imposent ses rapports avec ce qui lui est étranger, il appartiendrait à chacun de retrouver en lui-même l'être original, à tout autre incomparable, dont l'existence, pour mieux échapper à toute possibilité de relations, serait incomparable avec elle-même, c'est-à-dire en changement et en création continus. La réalité de l'être psychique nous étant ainsi directement accessible, pourquoi vouloir le connaître à l'aide du langage et du nombre qui sont ce qu'il peut y avoir de plus opposé à sa nature?

    L'illusion bergsonienne

    Resterait à savoir la portée de l'intuition bergsonienne. "Confier ainsi à une superintrospection le soin de pénétrer une infraconscience", comme dit Ch. Blondel en admettant que l'opération soit possible, quelle garantie donne-t-elle d'atteindre, non pas une couche plus intime de la vie psychique, mais l'être psychique dans son essence créatrice?

    Bien plus, s'il existait un moyen de démontrer la réalité des différences irréductibles qui peuvent distinguer entre eux les individus, lorsqu'ils s'abandonnent au pur sentiment de vivre et de durer, seul pourraient le fournir les résultats de la psychologie industrielle, qui a su déceler, en mesurant le travail de l'homme au travail de la machine, des différences irréductibles de rythme entre les individus.

    Il serait bien invraisemblable que de ces rythmes fonctionnels et moteurs, de leur variabilité momentanée et de leurs interactions ne dépendit pas la diversité de nuances, dont est susceptible le sentiment simultané d'être et de changer, que Bergson s'est appliqué à décrire. A l'origine de l'intuition d'où il voulait tirer la preuve que l'expérience psychique échappe à toute mesure, il y aurait donc ce qui est le plus immédiatement réductible au nombre des rythmes.

    En réalité, si par l'intuition de la durée il a cru pouvoir atteindre au principe de l'existence, c'est en faisant substance une impression. L'illusion est ancienne. Mais il s'agissait, par une suprême tentative, de réserver à la subjectivité pure le domaine de la psychologie. Et, pour que ce sanctuaire fût rendu plus impénétrable, l'introspection, trop mêlée au monde des relations, a été sacrifiée. Définir l'objet de la psychologie comme celui dont il est impossible de rien dire, parce qu'il est, de sa nature, irréductible aux concepts de la pensée discursive, c'est en effet le soustraire à ce qui ne serait pas une simple affirmation d'existence.

    C'est en même temps fausser les rapports de l'intuition et du nombre. Car seule une représentation substantialiste de la connaissance peut faire objecter à l'emploi du nombre qu'il n'est pas immédiatement perceptible dans les sensations ou dans les autres états dont la psychologie s'occupe. Il n'est pas, en effet, question de le retrouver comme élément constitutif des choses qu'il mesure. Sa signification est toute relative. Il n'est que l'expression quantitative d'une relation. Indifférent à la nature des choses, il traduit leurs rapports. Il suffit de deux séries dont les changements soient simultanés pour qu'il puisse intervenir. Peu importe que ces changements soient purement qualitatifs comme seraient ceux des états psychiques. En définitive, n'est-ce pas toujours à du qualitatif pur que se réduisent les choses, ramenées à l'intuition immédiate qui nous les révèle?

    Les conceptions de Charles Blondel

    Beaucoup plus souple, plus compréhensive et, pour tout dire, plus éclectique est la conception de Charles Blondel. Car ce n'est pas, semble-t-il, par une rencontre purement fortuite que. dans un article de 1931, Vie intérieure et psychologie, il évoque l'opinion des philosophes éclectiques Garnier, Bouillet, Paul Janet. Avec eux il est d'avis que la psychologie, sans doute, doit largement s'ouvrir sur les sciences voisines au premier rang, la biologie et la sociologie; mais son objet, c'est essentiellement la vie intérieure. N'était cette vie, "elle n'aurait pas d'objet propre et se ramènerait tout entière à la biologie d'une part, à la sociologie de l'autre." La vie intérieure lui paraît être un monde à l'égal du monde extérieur, mais distinct. "Serait-il trop paradoxal de soutenir que, de même que les lois physiques ne sont valables pour nous que rapportées à des expériences matérielles qui les confirment, de même les vérités proprement psychologiques ne nous deviennent intelligibles que rapportées à des expériences mentales que nous sommes capables, sinon de réaliser, tout au moins d'imaginer?"

    Un dualisme ?

    Donc, un dualisme fondé sur la nature des choses. Le clivage qui se fait, aujourd'hui, dans notre sensibilité, entre ce que nous nous opposons comme dû à des facteurs indépendants de nous, étrangers, externes et ce qui nous semble le plus étroitement lié à nos manières d'être personnelles, n'a jamais pu et ne pourra jamais s'opérer que suivant les mêmes lignes et de la même façon. L'univers et ses lois ne seraient pas une conquête graduelle de la pensée sur les impressions et les velléités subjectives.

    Dans le domaine qui est resté celui de la subjectivité pure, s'il nous arrivait de reconnaître certains effets comme constants, la découverte de leurs lois ne les détachera pas de notre moi, comme l'ont été les mouvements de notre cœur et toutes nos fonctions physiologiques. Bref, il faudrait réserver dans l'univers une enclave, qui serait à jamais le domaine de la subjectivité. - Mais la subjectivité a-t-elle un domaine propre? Présente à notre expérience totale, n'est-elle pas ce qui fait exister pour chacun de nous aussi bien l'univers que nous-mêmes? Et à ce titre, n'est-elle pas aussi assujettie à des lois?

    Retour au parallélisme

    Si la biologie et la sociologie doivent être utilisées par le psychologue, ce n'est pas, selon Blondel, qu'elles soient indispensables à l'étude de la vie intérieure, c'est simplement comme moyens de contrôle.

    La vie intérieure se suffit à elle-même et forme, pour la connaissance, un système clos. Liée par son existence à d'autres réalités, il faut donc qu'elle en soit, sur son propre plan, la traduction exacte et suffisante, ce qui ramène à l'hypothèse d'une parfaite correspondance entre les différents plans du réel, autrement dit à l'hypothèse paralléliste. Mais ayant son procédé spécifique de connaissance, l'introspection, et se confondant même avec elle dans la conscience, comment peut-il se faire qu'il lui soit besoin d'un contrôle extérieur? C'est que Blondel n'a pas été sourd à la critique que Bergson a faite de l'introspection. Il avait même paru d'abord l'interpréter dans le sens d'un agnosticisme radical.

    Une fois éliminées les déformations que, par l'intermédiaire du langage et de la pensée discursive, la société inflige à la conscience, il ne resterait que le psychologique pur, dont il est, par définition, impossible de rien dire ni de rien penser. Et c'est même à l'invasion par le psychologique pur des cadres régulateurs de l'intelligence que seraient dues les monstruosités de langage et de pensée qui s'observent chez l'aliéné.

    Pourtant il admet, d'autre part, que, par le truchement de l'introspection, non seulement la vie intérieure de chacun est ce qui peut lui rendre intelligibles la vie intérieure d'autrui et la psychologie en général, mais qu'il faut de l'intelligibilité à l'origine de toute expérience et de toute activité psychiques. De quelque manière que puisse s'expliquer cette ambivalence de sa pensée, il reste que la thèse d'une psychologie essentiellement fondée sur l'intelligibilité est posée et qu'il y a lieu de la confronter avec celle d'une psychologie fondée sur l'efficience et sur la causalité.

    Intelligibilité ou efficience?

    Qu'il soit nécessaire, pour agir sur autrui, de connaître et de comprendre les motifs qui sont capables de le faire agir et que seule l'expérience intime puisse faire connaître et comprendre le sens et la portée de ces motifs; que l'emploi du langage ait pour condition préalable la compréhension de ce qu'il signifie, à la fois par celui qui parle et par celui qui écoute; qu'il n'y ait pas enfin d'action concevable, du moins dans le domaine de l'activité psychique, si non seulement la prévision des résultats à obtenir, mais l'intelligence des moyens qu'il va mettre en œuvre n'existe pas chez l'agent - c'est que ce que semble exiger la logique. A l'origine de toute conduite il y aurait donc le pouvoir d'en éprouver mentalement les effets sur autrui comme si c'était sur soi-même. L'hypothèse contraire serait facilement taxée d'absurdité.

    Pourtant, pour prendre quelques exemples, dira-t-on du nourrisson qu'il réussit à apitoyer sa mère parce qu'il est capable de réaliser en lui le sentiment de la vigilance maternelle? Du pervers que, faute de savoir éprouver lui-même des sentiments de bonté, il est incapable d'exploiter la bonté chez autrui ou que, s'il fait des dupes, c'est qu'il est apte, dans la même mesure, à se sentir généreux?

    Du manieur d'hommes, que sa réussite est d'autant mieux assurée qu'il agit sur ceux dont il peut le plus exactement se représenter la vie intérieure parce que, sans doute, ils sont ceux qui lui ressemblent le plus - ou qu'il étend son pouvoir d'action en cultivant, dans son expérience intime, les manières de sentir les plus diverses et les plus disparates? La marche, dans la réalité, est inverse.

    C'est sur les effets successivement produits par sa présence, ses mines ou ses discours que le manieur d'hommes s'oriente vis-a-vis de chacun. Il sent son interlocuteur soit résister, soit vaciller, sans avoir besoin de revivre lui-même les états intérieurs par lesquels il le fait passer. Tendu vers son objectif, il enregistrera peut-être, dans son expérience de plus en plus avertie, les moindres signes anticipateurs du succès, mais c'est d'une expérience toute tournée vers le dehors qu'il s'agit, nullement d'une expérience intime. Et c'est seulement beaucoup plus tard, à Sainte-Hélène, que, faisant la philosophie de son action, il pourra s'attarder à imaginer la personnalité psychologique de ses instruments ou de ses antagonistes. Chez le pervers ou chez l'enfant enfin, quelle surprise peut leur causer un jour la révélation des sentiments et des mobiles dont ils savaient pourtant si adroitement jouer chez autrui?

    Efficience et langage

    Des remarquestoutes semblables peuvent être faites au sujet du langage. Il n'existe pas une collection d'étiquettes, qui répondraient exactement à des idées antérieurement formées. Son emploi, loin de supposer sa compréhension préalable, la précède très souvent et s'en fait l'artisan. Ce qui fait reconnaître au mot un sens, ce n'est pas sa confrontation avec une idée ou un sentiment qui lui préexisteraient dans la conscience, ce sont les effets qu'il produit quand il est énoncé. C'est son efficience.

    L'enfant assiste à ses évolutions, dans le langage des personnes qui l'entourent, comme il assiste aux évolutions d'un objet dont il voudrait savoir l'usage; et il lui arrive d'en essayer les effets en le manipulant lui-même, c'est-à-dire en l'utilisant dans des situations diverses. Suivant que le mot parait ou non produire, en chacun de ces cas, l'effet prévu, sa signification est rectifiée; par approximations successives, elle devient plus précise. De celle qu'a pu lui attribuer le sujet il ne reste bientôt que ce qui répond à l'effet produit sur les auditeurs.

    Ainsi la part de sensibilité intime dont il peut avoir été chargé est soumise au contrôle des réactions obtenues chez autrui. Mais que le besoin d'exprimer l'expérience intime vienne à l'emporter sur ce contrôle, et le langage dégénère, comme chez certains aliénés, en une sorte de soliloque extravagant et incompréhensible. Elle ne peut donc être sa norme. Lui, au contraire, est comme l'instrument qui affine chez celui qui l'emploie le sens de la technique. Par les possibilités qu'il offre à l'expression de la pensée, il la développe elle-même. Ainsi s'explique la vitesse avec laquelle un enfant s'assimile les distinctions ou points de vue intellectuels qui, dans l'histoire de l'humanité, ont mis des siècles à se définir. De toutes façons l'intelligibilité du langage est moins la source de son emploi qu'un résultat de son efficience.

    L'objection de la littérature

    Inutile de multiplier les exemples. Mais il y a dans la littérature, dans le théâtre, dans les confessions, mémoires ou romans, des trésors pour la psychologie. Ne serait-ce pas y renoncer que de renoncer à la psychologie de la vie intérieure?

    Une distinction nécessaire

    Cette inquiétude procède de certaines confusions. Ce n'est pas même chose d'assimiler la psychologie à la vie intérieure, comme à son objet essentiel, et d'appliquer aux manifestations ou aux témoignages de la vie intérieure l'analyse psychologique. Tout témoignage doit être critiqué, et il arrive d'ailleurs que l'intérêt du contenu soit dépassé par celui des influences déformantes que la critique vient à révéler. Il y a deux façons de lire. Se chercher soi-même dans les descriptions de l'auteur ou, ce qui revient au même, s'imaginer soi-même à sa place, pour mieux accueillir ses révélations, comme si l'écrivain était un Prométhée qui dût extraire de son foyer intérieur quelques étincelles de vérité humaine. Ainsi lisait-on naguère Horace et Cicéron. Mais le psychologue a souvent mieux à faire que d'épouser les ressentiments de Jean-Jacques contre Grimm et la clique holbachique. Certain ton d'auto-justification apitoyée, une certaine façon de disposer les faits, certaines rencontres d'expressions peuvent susciter en lui des souvenirs d'expérience clinique, des comparaisons d'où suivra son diagnostic.

    L'exemple de Balzac

    Pour combien Balzac n'est-il pas le prodigieux médium qui a su évoquer, dans leur vérité saisissante, les types humains et leurs passions? Rien ne contribue davantage à donner cette impression que la présentation physique qu'il fait de ses personnages, de leur stature, de leur complexion, de leur physionomie. Dans des études qui offrent un modèle des enseignements que le psychologue peut demander à la littérature, Pierre Abraham a montré le peu de concordance qu'il y a entre les traits décrits par le romancier et ceux relevés par les ethnographes ou les morphologistes.

    Par contre, à l'aide d'autres recoupements, il a découvert l'espèce d'appropriation intime qui existait, pour Balzac, entre l'image visible et les passions, les intérêts, la vie qu'il prêtait au inonde émergé de lui. Et cette appropriation révèle des mécanismes et des raisons psychologiques qui mettent à nu le créateur et, derrière le créateur, l'homme. Mieux que des tests, parce qu'ici le document est spontanément fourni, les comparaisons auxquelles il prête permettent de saisir, derrière les inventaires de mots, d'images et d'idées, les affinités qui les combinent et les raisons de ces affinités. Comme avec les tests, c'est à leur efficience constatée qu'on reconnaît les virtualités, les aptitudes, le fonds mental.

    Autres leçons

    L'enseignement psychologique àtirer de la littérature n'est pas toujours aussi indirect. Dans certaines œuvres, il est possible de retrouver des observations semblables à celles de l'aliéniste, qui s'interdit habituellement d'expliquer le malade par référence à son expérience intime. Au reste, les plus riches en substance psychologique sont loin d'être toujours celles où l'auteur semble vouloir transfuser dans ses personnages les raisons de se mouvoir et de vouloir, dont il trouve la justification dans sa propre expérience intime. Que valent ces démarches, plus ou moins explicitement accompagnées de leur théorie, en comparaison de celles qui précipitent les héros d'un Dostoïevski dans des situations où sont perpétuellement mises à l'épreuve leurs aptitudes à réagir?

    Certes, il est malaisé de s'immiscer dans ces personnages par introspection : mais les péripéties de la vie réelle n'étonnent-elles pas aussi, bien souvent, nos routines intimes? Plus instructifs, en tout cas, sont des problèmes, même déconcertants, que des fictions commandées par leur solution. Et de toutes façons, les sentiments intimes que peut exprimer l'écrivain ne sont pas une explication. Ils sont un fait à expliquer.

    Psychologie de l'efficience ou psychologie de la conscience ?

    Opposer la psychologie de l'efficience à la psychologie de la conscience n aurait aucune espèce d'intérêt. s'il ne s'agissait que de doctrine. Mais il s'agit d'opposer pratique à pratique. Sans doute, il est possible, dans l'état actuel de la psychologie, de montrer, et quelquefois chez le même auteur, la coexistence des deux pratiques. Pourtant, entre elles, ni partage, ni conciliation possibles. Car comment répartir? Du côté de l'efficience, assurément, la psychologie "appliquée" ou "concrète", la psychologie animale. Mais du côté de la conscience? Avec la psychologie de l'homme normal, déjà bien entamée par la psychologie appliquée, mettra-t-on la psychologie pathologique, celle de l'enfant, celle du primitif? Que de coupures arbitraires, que de malentendus! Dissociera-t-on chaque objet de la psychologie en deux ou plusieurs règnes? Lesquels? Le sociologique, le biologique? Mais auquel des deux s'appliqueront respectivement l'introspection et les méthodes objectives ? Resterait de les concilier pour l'étude de chaque objet. Mais leurs principes sont trop contraires.

    Pour ou contre l'être-substance

    La psychologiede l'introspection, quelles que soient ses atténuations, ne peut faire autrement que d'avoir pour objet essentiel l'être-substance, alors que, dans tous les autres domaines, la science n'a pu se constituer qu'au prix de son élimination. Elle ne sait voir, dans les faits qu'elle prétend étudier, que les modalités ou les apparences diverses de cet être fondamental. Toujours ci le se pose la question de ce qui est compatible, ou non, avec sa nature, avec son essence.

    Elle répugne à lui appliquer le nombre, en raison de l'antinomie qu'il y aurait entre les qualités intrinsèques du psychisme et les caractères du nombre comme si le nombre, appliqué aux choses, devait faire partie de leur nature et y être réalisé substantiellement. Au lieu de chercher à formuler des relations, elle est, dans la moindre de ses démarches, hantée par le souci d'exprimer ce qui existe tel qu'il doit exister en soi. Il arrive à toutes les sciences, pour donner un support à leurs formules, d'avoir à se représenter la structure intime de ce qui existe. Mais, loin de prendre cette structure pour point de départ, afin de décider quelles sont les espèces de formules à rejeter ou à accepter, c'est la structure qu'elles modifient ou remplacent selon ce que paraissent exiger les formules. Impossibilité et non-sens évidemment quand il s'agit de l'introspection, puisqu'elle se donne pour l'intuition et l'expression de ce qui lui est immédiatement présent, l'être lui-même, dont elle est la conscience réfléchie.

    Déduire, ou induire ?

    En principe, et quelles que soient les contingences, la psychologie de la conscience est du type déductif. Tout ce qu'elle constate doit découler de la nature des êtres, auxquels elle prétend s'identifier pour les interpréter. Mais elle ne sait ni établir de lois, ni prévoir. Et même s'il lui plaît d'insister sur la perpétuelle variation, l'incessant renouvellement de l'être, quand il est saisi dans sa spontanéité et non à travers les cadres immobilisants de la pensée discursive, - néanmoins, du point de vue ontologique (celui de l'intuition bergsonienne) elle ne saurait échapper à cette conséquence, l'être ne pouvant faire autre chose que de développer sa nature essentielle. Quelle que soit la figure qu'elle se donne, la psychologie de la conscience va de ce qui est vers ce qui doit arriver. Les sciences remontent de ce qui arrive vers ce qui peut être.

    Méthodes de la psychologie de l'efficience

    Partous ses principes et ses procédés, la psychologie de l'efficience entre en opposition avec celle de la conscience. Elle ne veut connaître que des actes moteurs ou mentaux, manifestations spontanées ou réactions provoquées. Elle les recueille tels qu'ils se présentent, sans décider d'abord de leur nature, mais en leur associant toutes leurs circonstances. Elle fait de cet ensemble une sorte de tout indivisible, et non la résultante de forces ou d'éléments préalablement individualisés. Tout fait psychique, comme tout fait biologique, tirant ses origines d'un contact entre l'être vivant ou l'être psychique et son milieu, elle ne décide pas a priori de la part qui revient, dans sa production, à la nature du milieu ou à celle de l'être qui réagit. La limite de leur participation peut se déplacer, avec un résultat extérieurement identique.

    Les réactions; leur nature

    Laréaction qui ne s'est d'abord produite qu'exceptionnellement, par la rencontre fortuite dans l'ambiance de toutes les circonstances favorables, peut, à quelque temps de là, se reproduire en, l'absence de toute circonstance immédiatement déterminante, à propos d'une circonstance, qui n'avait rien pour être déterminante par elle-même, mais qui l'est devenue par association; ou même, par le simple jeu des capacités acquises et des appétitions biologiques ou psychiques. Ainsi, toute réaction peut marquer comme une extension de l'être psychique.

    Il dépend d'elle comme elle de lui. Et il n'est, d'ailleurs, définissable lui-même que par l'ensemble des réactions qui lui étaient déjà, antérieurement, devenues plus ou moins habituelles. A sa nature, à son essence ne répond aucune notion fixe. Rien de stable ni d'absolu. Rien qui puisse être saisi par intuition immédiate, comme un support ou une substance, dont les réactions diverses de l'être ne seraient que les modalités ou les conséquences.

    Et l'étude de ces réactions, objet de la psychologie, peut se faire en différents sens. Elles peuvent être assemblées et comparées selon qu'elles sont le fait du même individu psychologie individuelle. Elles permettent ainsi de définir tout ce qui peut être défini de l'individu, y compris le sentiment qu'il a de son individualité, la conscience qu'il a de sa personnalité. - Elles peuvent aussi être classées selon qu'elles semblent plutôt appartenir à un groupe, gens de même âge, de même situation sociale, de même sexe, de même race, de mêmes conditions climatériques, de même époque historique, etc. Et elles se répartissent entre les chapitres de la psychologie différentielle et de la psychologie comparée. - Elles peuvent enfin être réunies suivant leurs ressemblances ou la similitude de leurs conditions psychologie fonctionnelle.

    Causalité ou probabilité ? - Mais il ne s'agit pas seulement de classer et de décrire, il faut expliquer, découvrir des rapports de causalité, c'est-à-dire rendre compte des similitudes ou des dissemblances constatées.

    Le problème est pour la psychologie, comme pour toute autre science, de reconnaître à quelles conditions constantes sont liées les ressemblances, et quelles modifications dans les conditions accompagnent les dissemblances. Mais la psychologie présente au maximum un caractère déjà manifeste en biologie celui qu'entraîne cette dépendance de la réaction vis-à-vis du milieu, à la fois, et de l'individu. A cette conjonction est liée une part de hasard. L'événement, la situation à quoi l'individu devra réagir et qui sont susceptibles de le transformer restent, dans une certaine mesure, imprévisibles. Inversement, cet événement, cette situation peuvent rencontrer, chez différents individus, différentes formules de réaction. La causalité prend ainsi en psychologie l'aspect de la probabilité; et le degré de la probabilité ne peut être établi qu'à l'aide de statistiques. Extrêmement variable, il peut approcher tout près de l'unité, c'est-à-dire de la certitude, - et par exemple dans certaines recherches de psychologie expérimentale, où la réaction cherchée et le dispositif de la recherche sont susceptibles d'être assez rigoureusement isolés et réglés pour que la part du fortuit soit presque réduite à zéro. Pourtant jamais une seule mesure ne peut suffire comme en physique. Il y a des cas, au contraire, où l'écart avec l'unité rend plus ou moins douteuse l'influence du facteur envisagé. C'est particulièrement le cas, lorsqu'il s'agit de facteurs aussi polyvalents que certaines influences sociales. Les lois du calcul des probabilités peuvent alors fournir des indications; mais le dernier mot ne peut être obtenu que par l'appel à l'expérience.

    Légitimité du nombre

    Avec le système des corrélations et leur calcul, le nombre peut être introduit en psychologie, sans qu'il y ait à se demander s'il est, ou non, compatible avec la nature des faits qui sont mesurés. Quelque qualité spécifique que l'on suppose aux deux séries comparées, il suffit que leurs variations présentent une certaine régularité de concordance pour qu'il soit légitime de les mesurer l'une par l'autre.

    Les corrélations qu'il est possible d'étudier en psychologie sont extrêmement diverses. Elles peuvent pourtant se répartir grossièrement entre deux domaines, celui de la biologie et. par son intermédiaire, du monde physique (influences météorologiques par exemple) et celui des sciences sociales dans leur extension la plus grande (sociologie proprement dite, économie, linguistique, histoire, etc.). Cette classification n'implique d'ailleurs, en aucune façon, que la psychologie ne soit rien par elle-même entre la biologie et la sociologie. Les faits dont elle s'occupe sont une forme d'intégration particulière, qui se fait aux dépens de ces deux domaines, de même que les faits biologiques représentent une intégration particulière des réactions physiques et chimiques.

    Pascal plaçait l'homme entre deux infinis, non que sa substance fût comme un lambeau de ces deux infinis, ce qui serait une conception incohérente, mais parce qu'en s'approfondissant lui-même, l'homme découvre ces deux infinis. L'homme de Pascal pariait sur sa destinée, c'est-à-dire qu'il y introduisait la probabilité, mais de façon globale et sur le plan métaphysique. L'homme psychique se réalise entre deux inconscients, l'inconscient biologique et l'inconscient social. Il les intègre diversement entre eux. Mais s'il veut se connaître, il doit établir ses corrélations avec l'un et avec l'autre. Et c'est à tous les moments de sa vie présente qu'il rencontre le hasard, stimulant pour les forts, raison de s'abandonner pour les faibles.

     

     

     

    La psychologie de laboratoire

    (Henri Piéron)

    Origine et évolution

    Ce sont des physiciens et des astronomes qui ont réalisé les premières expériences de laboratoire dans le domaine psychologique. Les phénomènes du monde sont connus par l'observation humaine, et le processus même de l'observation n'est arrivé que peu à peu à se dégager de la matière observée. Nous savons aujourd'hui que la lumière et le son représentent des modalités sensorielles, psychologiques, de l'effet sur notre organisme de quelques radiations dont la fréquence est limitée à une octave - et de vibrations mécaniques s'étendant sur un certain nombre d'octaves; mais lumière et son apparaissaient tout d'abord comme des phénomènes physiques, et ce sont des physiciens qui, avec la photométrie, ont, les premiers, essayé de mesurer des sensations visuelles; ce sont des physiciens qui s'attaquent encore aujourd'hui au problème de la mesure des sensations auditives, de la mesure des bruits. C'est le domaine de ce que l'on a appelé la psychophysique.

    La psychophysique

    Les expériences photométriques de Bouguer ont mis pour la première fois en évidence, au début du XVIIIesiècle, une notion fondamentale.

    Constance de la sensibilité relative

    La perception d'une différence d'intensité - d'une différence de luminosité, dans le cas de l'observation visuelle - exigeait une diminution ou un accroissement de l'intensité initiale pouvant être très différent en valeur absolue, suivant le niveau d'intensité, mais sensiblement constant en valeur relative. Bouguertrouvait que l'éclairement devait être accru ou diminué de 1/64 (1,56 %)pour qu'on remarqua t l'augmentation ou la baisse de lumière. Cette constance de la sensibilité relative, retrouvée et généralisée par le physiologiste allemand Weber, représente la loi fondamentale de la psychophysique connue sous le nom de loi de Weber et qu'il serait plus juste d'appeler loi de Bouguer-Weber.

    Des considérations théoriques ont conduit le physicien et philosophe Fechner a fonder sur cette relation fondamentale, et expérimentalement établie, une loi reliant l'intensité de la sensation perçue a celle du stimulus (1860). Cette loi de Fechner, appelée souvent loi de Weber-Fechner, parce que le fondement expérimental se trouve dans la relation de Weber, affirme que la sensation croit proportionnellement au logarithme du stimulus. Dès lors, en passant d'un éclairement de 10 lux a un éclairement de 100 lux on a une impression d'accroissement de lumière qui, pour être retrouvée a peu près égale, exigera qu'on passe de 100 a 1.000 lux, puis de 1.000 a 10.000. Or, la justesse de cette relation avait été découverte en réalité par des astronomes a la fin du XVIIIe siècle, bien avant la construction de Fechner : W. Herschel avait constaté que la classification des étoiles, d'après leur éclat, en catégories appelées grandeurs stellaires et considérées comme des échelons équivalents, comporte une échelle logarithmique, a base 2,5, de ces éclats.

    La notion de l'équation personnelleet sa détermination expérimentale sont dues aussi à des astronomes. A l'observatoire de Greenwich, en 1796, Maskelyne renvoya un de ses assistants, du nom de Kinnebrook, parce que, dans sa notation de l'heure du passage des étoiles au méridien (notation prise au 1/10 de seconde, d'après l'audition des battements d'un pendule, du moment où une étoile était vue, dans le télescope, passant juste derrière un fil du réticule), cet assistant donnait des valeurs différentes des siennes, avec des irrégularités qui empêchaient d'utiliser mi facteur de correction systématique : retards d'une seconde, puis d'une demi-seconde, puis de 4/5. Le fait attira l'attention de Bessel,qui étudia méthodiquement les erreurs d'observation, auxquelles il donna le nom d'"équation personnelle"; il étudia aussi la variabilité individuelle d'erreur, point de départ des recherches, qui devaient se poursuivre dans les laboratoires de psychologie, sur la simultanéité apparente d'impressions sensorielles disparates, ou expériences de "complication".

    La discussion du mécanisme de l'équation personnelle, en relation avec une méthode différente de notation du temps sidéral (réaction agissant sur un dispositif inscripteur au moment de la perception du passage de l'étoile derrière le fil de la lunette) conduisit à la notion des retards de perception et de réaction, et a la mesure de ces retards, "temps de réaction". Et ce sont encore des astronomes, Newcomb (1867), Gill(1878) qui remarquèrent les premiers que le retard de perception est moindre quand l'intensité de stimulation, représentée par l'éclat de l'étoile, est plus grande; des expériences précises sur la relation entre l'éclat stellaire et le retard de réaction furent réalisées déjà en 1886 par l'astronome hollandais van De Sande Bakhuyzen.

    Rappelons encore les intéressantes recherches sur la vision, en particulier sur la persistance des impressions lumineuses, du physicien belge de l'Université de Gand, Plateau, qui, bien que devenu aveugle en 1843, continua ses recherches; vers 1863, il exerça une grande influence sur le philosophe Delbœuf,chargé de l'enseignement de la psychologie a cette université, et qui consacra un livre important a la psychophysique.

    Une étape : Le laboratoire de physiologie

    L'étude expérimentale des processus psychologiques. entreprise par les savants formés à la discipline de l'expérimentation rigoureuse et de la technique des laboratoires, ne pouvait être, pour eux, qu'occasionnelle et accessoire. Mais l'étude expérimentale des fonctions de l'organisme entreprise par les physiologistes, quand la recherche biologique se dégagea de la clinique médicale pour devenir, elle aussi, une discipline de laboratoire avec Claude Bernard,devait s'étendre aux fonctions sensori-motrices et aux fonctions mentales l'étude des sens et du cerveau en formait la base et assura la naissance d'une psychologie scientifique au milieu du XIXesiècle.

    Claude Bernard,à vrai dire, s'est montré hésitant dans son attitude vis-à-vis des phénomènes de conscience. "Si nous laissons de côté le phénomène psychique. disait-il dans son ouvrage sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux (1878) il nous reste, pour caractériser la sensibilité, un phénomène organique ayant pour point de départ l'impression d'un agent extérieur et pour terme la production d'un acte fonctionnel variable, mouvement, sécrétion etc." Mais l'étude des réactions ne constitue-t-elle pas justement le domaine de la psychologie scientifique?

    En Russie

    C'est ceque ne craignait pas d'affirmer dès 1863,Setchenoff (Les actions réflexes du cerveau) : "L'infinie diversité des manifestations extérieures de l'activité cérébrale se ramène en définitive a un seul phénomène, le mouvement musculaire : l'hilarité de l'enfant à la vue d'un jouet, le sourire de Garibaldi persécuté pour avoir trop aimé son pays, le tressaillement de la jeune fille à la première pensée d'amour, l'énonciation verbale des lois de Newton, autant de mouvements musculaires". La physiologie expérimentale du système nerveux comprend donc la psychologie, et c'est bien l'attitude que prit l'illustre disciple de Setchenoff, Pavlov, dans son étude générale des réflexes conditionnés.

    En France, la Société de biologie, fondée en 1849 sous l'impulsion de l'esprit comtiste représenté par Ch. Robin, et dont Claude Bernard fut le second président, aida "au développement de cette science née d'hier, que les progrès de la morphologie cérébrale et ceux de la physiologie expérimentale ont seuls rendue possible, la psychologie physiologique"; ainsi s'exprimait, au moment du cinquantenaire, en 1899, le secrétaire général de la société, le physiologiste Eugène Gley qui, avec son maître Charles Richet, avait tout particulièrement contribué a l'établissement de cette nouvelle technique de laboratoire. Dès 1850, en effet, un des fondateurs de la société, Segond, parlant des "phénomènes intellectuels et moraux" dans une Histoire de la physiologie, déclare que "leur incorporation nouvelle aux études physiologiques doit être considérée comme une des plus importantes conquêtes de notre siècle". Et, en 1877, Charles Richet, qui devait présider lui aussi la Société de biologie, dans ses Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité, prévoyait l'heure proche où la psychologie formerait, selon lui, une des branches les plus intéressantes de la physiologie.

    En Allemagne, il faut citer Johannes Müller, à qui l'on doit le principe de l'énergie spécifique des nerfs dégagé de son étude des sensations; et surtout E. H. Weber, pour ses recherches sur les sensibilités cutanées et musculaires étude de la sensibilité différentielle (à propos de laquelle fut énoncée la loi de constance relative); étude de la localisation et de la discrimination tactiles, fournissant la notion de zones d'indifférenciation spatiale sur la peau, souvent connues sous le nom de "cercles de Weber". La loi de Weber fut l'objet d'une élaboration théorique par l'esprit curieux et versatile de Fechner, véritable fondateur de la psychophysique. De tendances certainement plus spéculatives qu'expérimentales, il exerça par ses ouvrages une très profonde influence.

    Fechner est souvent considéré comme le fondateur de la psychologie de laboratoire en Allemagne, où toutefois la naissance de cette discipline est due, plus directement encore, à Hermann von Helmholtz, qui fut, lui, h la fois expérimentateur rigoureux et théoricien hardi, et forma de nombreux élèves dans son propre laboratoire. Dans un traité d'optique physiologique qu'il commença de publier en 1856, il fournissait d'importantes données générales sur la psychologie de la perception et, en ce qui concerne plus particulièrement la psychologie de l'audition, son grand ouvrage sur les sensations tonales eut une importance décisive. Il avait, dans ses premiers travaux, mesuré la vitesse de l'influx nerveux. Cette mesure, chez l'homme, fut abordée h l'aide d'une technique qui permit la détermination du temps de réaction, suivant l'expression du physiologiste Exner, qui fut élève de Helmholtz et qui poursuivit pendant de nombreuses années des recherches de psychochronométrie. Un autre physiologiste, élève aussi de Helmholtz, Hering, se consacra a l'étude des processus sensoriels et des perceptions.

    Outre ces élèves directs de Helmholtz, et en dehors de l'école russe, un grand nombre de physiologistes entreprirent un peu partout des recherches expérimentales sur des problèmes d'ordre psychologique, touchant surtout au domaine des sens ou h celui de l'affectivité; citons en particulier von Kries à Fribourg-en-Brisgau, von Frey à Würzburg, A. Mosso à Turin, Zwaardemaker à Utrecht, Waller à Londres, Sherrington à Oxford, Adrian à Cambridge, Tschermak à Prague, Léon Fredericq à Liége, Cannon à Boston, Ch. Richet, Gley, François-Franck à Paris.

    Les premiers laboratoires

    La psychologie expérimentale comme discipline indépendante, avec laboratoires autonomes outillés pour une tâche nettement spécialisée, fut effectivement fondée par un élève du physiologiste Johannes Müller et de Helmholtz : Wilhelm Wundt, qui fut aussi disciple de Fechner, et qui fut chargé d'enseigner la philosophie après la physiologie.

    Les écoles allemandes

    Cefut Wundt qui inaugura l'indépendance de la nouvelle science, organisa la technique et forma les premiers expérimentateurs dans le laboratoire qu'il créa de sa propre initiative, en arrivant a l'Université de Leipzig. Il y avait été appelé, en 1875, a occuper la chaire de philosophie, alors qu'il venait de commencer la publication de son traité capital de psychologie physiologique, remanié profondément au cours des éditions successives, dont la 9e fut publiée en 1911. Il y accueillit dans son laboratoire ses premiers élèves en 1879, mais ce ne fut qu'en 1886 que ce laboratoire fut officiellement reconnu "Institut psychologique de l'Université". Les élèves de Wundt devaient aller essaimer en Allemagne, aux Etats-Unis, et dans une grande partie du monde : en Russie, avec Netchaieff et Krogius; en Pologne, avec Witwicki; en Roumanie, avec Radulescu Motru. On peut citer tout particulièrement une série de noms de psychologues devenus célèbres a leur tour en Allemagne, Kraepelin, qui fut aussi psychiatre (à Munich); Martius, qui fonda en 1888 le troisième laboratoire allemand (à Bonn); Külpe, à Munich, Meumann à Hambourg, Mach à Würzburg, Krüger et Wirth à Leipzig; aux Etats-Unis, Stanley Hall, Cattell, Scripture, Titchner, Warren, Stratton, Judd, etc., sans oublier le Français B. Bourdon, à Rennes, le Suisse Th. Flournoy à Genève, Lehmann à Copenhague, Kiesow à Turin, et d'autres encore.

    La tendance philosophique, déjà très manifeste dès le début chez les expérimentateurs allemands, n'a fait que s'accroître; le mouvement de la psychologie de laboratoire s'est amorti progressivement au lieu de se développer de façon explosive, comme nous verrons qu'il le fit aux Etats-Unis; cependant, l'éclosion expérimentale, qui fut si brillante a Leipzig, s'est manifestée encore dans deux autres foyers, à Göttingen et à Berlin, où ce fut l'influence indirecte de Fechner qui agit. A Göttingen, G. E. Müller, philosophe herbartien, élève de Lotze (qui avait publié en 1852 une Psychologie médicale ou physiologie de l'âme, et de qui l'on connaît la notion de signe local), était entré en correspondance avec Fechner, au sujet de la psychophysique, sur laquelle il publia une étude en 1878, sa thèse de 1873 ayant trait a l'attention sensorielle. Il se livra très tôt a l'expérimentation, organisa dès 1879, a Göttingen, un

    excellent laboratoire, mais n'eut que peu d'élèves, parmi lesquels Schumann, Pilzecker, Victor Henri, qui vint en France en quittant Müller.

    A Berlin, Ebbinghaus, esprit indépendant, ayant découvert a Paris, chez un libraire, les Eléments de psychophysique de Fechner, eut l'idée d'appliquer les méthodes de mesure aux processus mentaux supérieurs; il publia en 1885 de belles études sur la mémoire qui inspirèrent aussitôt des recherches de G. E. Müller; il installa des salles d'expérience peu après sa nomination comme professeur extraordinaire (1886). Mais la direction du laboratoire, a l'Institut de psychologie de Berlin, appartint bientôt à Stumpf qui obtint la chaire de l'Université en 1894, et a qui Köhler succéda en 1921 : Stumpf, musicien et philosophe, élève de Brentano, avait installé déjà a Munich, en 1889, un petit laboratoire pour l'étude expérimentale de l'audition, a laquelle il se consacra spécialement toute sa vie; une polémique très vive avec Wundt au sujet des sensations tonales lui avait laissé beaucoup d'amertume, et le laboratoire de Berlin demeura toujours en opposition avec l'école de Leipzig.

    Aux Etats-Unis

    Leterrain fut particulièrement favorable au développement de la nouvelle discipline outre Atlantique. Déjà le penseur original que fut William JAHES, chargé d'enseigner la physiologie, puis la philosophie, tout comme Wundt, avant d'obtenir une chaire autonome de psychologie (1889), avait installé à Harvard des salles d'expérimentation psychologique dans le laboratoire de physiologie de l'école de médecine (1874). Et le pasteur G. Trumbull Ladd, professeur de philosophie a l'Université de Yale (New Haven), avait pris l'initiative de faire un cours de psychologie physiologique, en s'appuyant sur des démonstrations de laboratoire, dès 1881; il publia en 1887 des Eléments de psychologie physiologique qui eurent en Amérique une très grande action.

    Ce fut Stanley Hall, un des tout premiers élèves de Wundt en Allemagne, où il venait de faire des études physiologiques, qui, peu après son retour de Leipzig, fonda en 1883 le premier laboratoire officiel de psychologie à l'Université John Hopkins (Baltimore) où il eut une brillante pléiade d'élèves : Dewey, Donaldson, Sanford, Jastrow, Cattellrevenu de Leipzig, le Japonais Motora. Il en fonda bientôt un autre à l'Université de Clark (Worcester) ; il en devint président en 1888, et en confia la direction à son élève Sanford.

    Cattell, qui, à 23 ans, en 1883, s'était imposé délibérément à Wundt comme assistant, de façon "bien américaine" disait ce dernier, devint en 1888 professeur de psychologie expérimentale à l'Université de Pennsylvanie où il fonda un laboratoire, avant d'en installer un qu'il dirigea pendant 26 ans, de 1891 à 1917,à l'Université Columbia (N.-Y.). En 1888, deux autres laboratoires étaient fondés aux Etats-Unis en Indiana avec Bryan et en Wisconsin avec Jastrow. A Princeton (1893), ce fut J. M. Baldwinqui établit un laboratoire, après l'avoir déjà fait à l'Université de Toronto, au Canada; à Chicago (1894) ce fut J. R. Angell.Il y avait plus de vingt laboratoires dans les universités américaines signalés en 1894 (Delabarre, L'année psychologique, t. I) et plus de 100 en 1929 (Garvey, Psychological bulletin, t. XXVI).

    En Angleterre

    Galtondonna à la psychologie une place spéciale dans son laboratoire d'anthropométrie; en annexe à la physiologie, il créa à Cambridge en 1893 un laboratoire bientôt autonome, dirigé par Rivers et C. S. Myers.

    En Italie, G. Sergi,imbu d'esprit physiologique, créa à Rome (1889), le premier laboratoire psychologique annexé à sa chaire d'anthropologie, ayant obtenu un crédit pour l'achat d'instruments psychologiques dès 1882; ce laboratoire devint autonome bien plus tard (1907) sous la direction de De Sanctis, premier professeur de psychologie expérimentale en Italie. A l'asile de Reggio Emilia, l'éminent psychiatre Tamburiniorganisait de son côté un laboratoire psychologique en 1896.

    En France, Th. Ribot déclencha le mouvement expérimental en publiant son livre sur la Psychologie allemande contemporaine, et en justifiant la discipline nouvelle. Théoricien de l'expérimentation plus qu'expérimentateur lui-même, il occupa en 1889 la chaire de psychologie expérimentale créée sur l'initiative de Renan au Collège de France. La même année, sur l'initiative de Louis Liard, était confiée au physiologiste Henry Beaunis,venu de Nancy, la direction d'un laboratoire de psychologie physiologique, créé à la Sorbonne dans le cadre de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes. Peu après, Beaunis se retirait, laissant à Alfred Binet sa succession, dévolue, après la mort de ce dernier (1911), à Henri Piéron.

    Dans ce laboratoire de la Sorbonne nous trouvons, au début, Victor Henri;il venait de G6ttingen, où il avait travaillé chez G. E. Müller, et il abandonna bientôt la psychologie pour la physiologie, puis pour la physico-chimie; nous y trouvons aussi J. Courtier et J. Philippe, chef de travaux et préparateur de Binet, ainsi que le Roumain Vaschide. En 1897, une section de physiologie des sensations fut détachée du laboratoire et confiée à un des collaborateurs de Binet, Charles Henry, pour y être rattachée à nouveau, à la retraite de celui-ci (1925) sous la désignation globale de Laboratoire de psychologie expérimentale et physiologie des sensations. En 1900, Ed. Toulouse obtenait la création, dans son service psychiatrique de l'asile de Villejuif, toujours dans le cadre de l'Ecole des Hautes-Etudes, d'un second laboratoire de psychologie expérimentale, où il prit comme collaborateurs N. Vaschide et H. Piéron.

    A l'Université de Rennes, c'est B. Bourdon,professeur de philosophie, élève de Wundt en 1866, qui organisa en 1896 un laboratoire dont il n'a jamais cessé de s'occuper, même après sa retraite (survenue en 1930). A l'Université de Montpellier, Marcel Foucault réalisait une création analogue en 1906. Dans le service des maladies nerveuses de la Salpêtrière, Pierre Janetobtint de Charcot, dès 1889, un petit laboratoire psychologique qu'il conserva jusqu'à la mort (1909) de Raymond, le successeur de Charcot. D'autre part, la clinique des maladies mentales de l'asile Sainte-Anne a toujours en un laboratoire psychologique (que dirigea Georges Dumas). Signalons encore, outre les laboratoires - d'existence passagère - de Dijon et de Strasbourg, celui de l'Institut catholique de Paris, fondé plus récemment (1915) et dirigé par Dwelshauvers (mort en 1937).

    En divers autres pays

    En 1894, A. Binet signalait l'existence de laboratoires au Danemark, avec Lehmann à Copenhague (la reconnaissance officielle à l'Université ne fui obtenue qu'en 1903); en Hollande, avec Heymans à Groningen; en Suède; en Belgique; au Japon, avec Y. Motora, l'élève de Stanley Hall. On peut encore citer, entre autres, les laboratoires de Louvain, fondé par Thiéry auquel succéda Michotte; de Genève, fondé par Th. Flournoy auquel succéda Ed. Claparède; de Budapest, fondé par Ranschburg.

    Le laboratoire de psychologie

    Les physiologistes ont remarqué très tôt, quand ils se sont adressés à l'homme, que les processus mentaux - effort d'attention, travail intellectuel, émotion - exerçaient une influence très nette sur des fonctions organiques respiratoires, circulatoires, sécrétoires. Pour étudier cette influence, la méthode se trouvait prête, et il suffisait d'utiliser les procédés techniques de la physiologie expérimentale.

    La technique physiologique

    Lorsque se constituèrent les laboratoires de psychologie, on y transporta l'instrumentation destinée aux recherches physiologiques, et en particulier tous les appareils de la méthode graphique mis au point au Collège de France dans le laboratoire de Marey : sur le papier noirci d'un cylindre enregistreur s'inscrit la trace du mouvement d'un tambour imprimant à un levier des déplacements; ces déplacements sont commandés par un mouvement d'air transmis, le long de tubes de caoutchouc, par un autre tambour constituant un appareil explorateur : pneumographe pour la respiration, sphygmographe pour le pouls artériel, cardiographe pour les battements du cœur, pléthysmographe pour les mouvements du sang commandés dans les membres par les vasomoteurs.

    Tous les perfectionnements de cette technique physiologique ont été utilisés dans les nouveaux laboratoires : méthodes plus, précises d'enregistrement optique; dispositifs de mesure plu' exacte de la pression sanguine, comme l'oscillomètre de Pachon; inscriptions des manifestations électriques d'activité ; variations de potentiel d'origine cutanée, musculaire et, en particulier d'origine cardiaque, avec les électrocardiogrammes, ou d'origine nerveuse, avec les oscillogrammes des nerfs et du cerveau que les dispositifs d'amplification de la T. S. F. ont rendu possibles; procédés de mesure thermoélectrique des variations de température, grâce auxquels on a pu étudier chez des trépanés le' modifications thermiques cérébrales qui se produisent au cours des émotions ou du travail intellectuel; méthodes d'exploration d'organes internes enregistrement des mouvements, ou observations radiographiques sur l'estomac, l'intestin, la vessie, l'utérus; procédés d'examen hématologique et biochimique : numération des hématies et des diverses catégories de globules blancs, analyses d'urine, de salive, etc.

    D'autre part, dans certains laboratoires de physiologie, particulièrement bien outillés pour des recherches de psychophysiologie, des chercheurs ont toujours poursuivi un travail parallèle à celui qui s'effectuait dans les laboratoires psychologiques, en étendant leur étude, surtout dans le domaine affectif, aux animaux.

    La technique physio-chimique

    La connaissance du monde extérieur, fondée sur nos sensations, exige, pour chacun des organes récepteurs, qu'il puisse apprécier l'intensité de stimulation, avec plus ou moins de finesse pour saisir les variations de cette intensité : sensibilité différentielle; qu'il puisse en apprécier la qualité, avec plus ou moins de finesse dans la discrimination : couleurs, hauteur tonale, etc.; il faut, en outre, qu'il situe le phénomène dans l'espace, avec plus ou moins de précision, d'acuité direction, profondeur, extension; et enfin qu'il le définisse par rapport au temps : succession ou simultanéité, durée.

    Stimulations sensorielles

    Pour étudierces différentes fonctions perceptives, il faut exercer des stimulations dont la nature, l'intensité, l'étendue, le siège, le moment et la durée soient réglables à volonté et avec précision. C'est la technique physico-chimique qui doit être utilisée alors, dans les laboratoires de psychologie comme dans les laboratoires de physiologie. On a toujours pratiqué des recherches d'ordre sensoriel dans les laboratoires de physique, fort bien outillés pour ces études - particulièrement dans certains laboratoires spécialisés d'optique ou d'acoustique; et dans les laboratoires de chimie, en ce qui concerne les stimulations olfactives et gustatives.

    A côté de la banale chambre noire, on a installé, dans certains laboratoires, des chambres insonores, inodores. On a construit des esthésimètres, pour la mesure sensorielle : très nombreux, inégalement précis d'ailleurs, de types et de désignations variés, ils permettent de réaliser des stimulations lumineuses et chromatiques (photo-, chromato-, esthésimètres), sonores et tonales, tactiles et thermiques, douloureuses. Des appareils spéciaux ont été installés pour l'étude des localisations et discriminations spatiales, pour les appréciations de distance, de grandeur, de forme, appréciations d'ordre visuel, cutané, même auditif; pour l'étude des perceptions de relief binoculaire, pour l'exploration du champ de vision (périmètres ou campimètres), pour l'étude des impressions de durée, de succession ou de simultanéité, de rythme (avec des stimulations homogènes ou disparates) et de déplacement ou de mouvements d'objets : direction, vitesse, etc.

    Mouvements propres du corps

    Une tâche spéciale s'est imposée en ce qui concerne les perceptions que l'organisme, obtient de lui-même et de ses déplacements ou mouvements propres dans l'espace, enregistrés par les appareils labyrinthiques.

    Les translations ou rotations exigent des dispositifs fort encombrants (chariots mobiles et ascenseurs, chaises tournantes et manèges, planches basculables), réalisés d'abord par le physicien Mach et le zoologiste français Yves Delage. Pour les mouvements segmentaires et les déplacements des membres - limités et régularisés quand ils sont volontaires, ou passivement subis, et réglés dès lors en étendue, direction, vitesse, durée - tout un matériel a dû être mis au point par les psychophysiologistes.

    Les possibilités de recherches satisfaisantes, dans cet immense et important domaine de la connaissance sensorielle, sont étroitement conditionnées par la technique instrumentale et exigent un matériel extrêmement riche et complexe; il n'est aucun laboratoire qui soit réellement outillé pour travailler dans toutes les directions que commandent les spécialisations de nos organes récepteurs.

    Etude des processus moteurs

    Parmi les effets qu'ont sur l'organisme les états affectifs ou l'activité intellectuelle se trouvent des processus moteurs, des modifications diversement réparties du tonus musculaire, entraînant des modifications de la "physionomie", des contractions de divers muscles, parfois des tremblements, phénomènes d'expression qui décèlent, en particulier sur le visage, certaines pensées ou émotions.

    Méthodes d'enregistrement

    L'enregistrement deces expressions motrices, souvent délicat, a constitué une tâche de laboratoire qui, pour les modalités de l'expression verbale, a intéressé d'autre part les phonéticiens. Divers procédés ingénieux ont été utilisés pour déceler les mouvements inconscients. et les méthodes photographiques et cinématographiques ont été précieuses. L'enregistrement des réactions réflexes et surtout des réactions volontaires, dans leurs diverses modalités, et l'enregistrement de l'activité motrice ont pu être réalisés par la méthode graphique ou par des méthodes optiques : par exemple, grâce au mouvement dans l'obscurité d'un point lumineux lié à un segment de membre et dessinant sur une plaque photographique les trajectoires constitutives d'un cinésigramme. De nombreux travaux ont été entrepris pour l'étude de l'apprentissage moteur, de l'entraînement et de la fatigue, de l'effet que peuvent avoir sur le travail diverses catégories de stimulations avec maintien au dynamographe d'un certain effort statique ou répétition de contractions musculaires avec l'ergographe de Mosso.

    Le temps de réaction

    Un des problèmes qui se sont très tôt posés aux expérimentateurs a été celuidu retard des réactions commandées par un signal, le problème du "temps de réaction" (Exner).

    L'enregistrement du signal et de la réaction, lié à des dispositifs compteurs de temps (signaux de Desprez commandés électriquement par des diapasons, par exemple), a permis de mesurer ces temps; et de nombreux dispositifs spéciaux facilitant la mesure ont été imaginés, en particulier des chronoscopes, avec commande électrique du départ et de l'arrêt d'une aiguille d'horloge, à marche assez rapide pour mesurer des 1/100 ou même des 1/1000de secondes; les plus employés sont ceux de d'Arsonval et de Hipp.

    Des réactions très diverses ont été étudiées mouvements d'un doigt appuyant sur une clef de Morse mouvements d'un membre; énonciation verbale, avec des clefs vocales ou labiales pour l'enregistrement de la réaction ou la commande de l'arrêt du chronoscope. Les consignes de réaction - avec discrimination de signaux, choix d'un mouvement approprié, réponse verbale comportant reconnaissance perceptive, jugement comparatif, associations libres ou soumises à des conditions préalablement données - ont été des plus diverses, fournissant des temps de perception, d'association, de jugement. L'analyse expérimentale de ces temps a permis d'isoler la phase initiale, présensoriel le, quand la sensation perçue est latente; la phase terminale, motrice, entre la commande volontaire et l'exécution de la réaction; et la phase centrale, influencée par les consignes, l'état d'attention, les émotions. L'œuvre de cette psychochronométrie a été considérable, dès que se sont installés des laboratoires psychologiques autonomes.

    Etude des fonctions intellectuelles

    Lesopérations intellectuelles, leur latence, leur durée, ont déjà été abordées par la méthode des temps de réaction, les variations d'attention se traduisant dans une inscription régulière de ces temps au moyen des prosexigrammes du psychophysiologiste italien Patrizi. Certaines recherches ont été faites sur les fonctions perceptives : l'élaboration des perceptions a été analysée par la méthode tachistoscopique, permettant des présentations brèves de durée réglable, pour la compréhension verbale dans la lecture, par exemple; les modalités de l'attention ont été explorées d'après les capacités perceptives, d'après l'exactitude et la rapidité de réactions plus ou moins complexes.

    Le travail mental. ses variations sous l'influence de divers facteurs - en particulier de l'entraînement et de la fatigue - a fait l'objet de recherches expérimentales comportant une tâche de lecture, d'écriture, de calcul (Kræpelin), avec emploi de techniques diverses pour l'enregistreraient du travail et l'évaluation du rendement. L'étude de la mémoire a porté sur la rapidité des acquisitions qui la modifient et sur la ténacité des souvenirs; une notation par l'expérimentateur permet un enregistrement facile, avec des procédés techniques (appareils de présentation, disques de phonographe, etc.) destinés uniquement, en général, a' rendre automatique et réglable la présentation visuelle ou auditive des mots. des chiffres, des images à fixer.

    Pour les opérations mentales supérieures, le papier et le crayon constituent le matériel essentiel de l'expérimentation, et la technique de laboratoire devient dès lors secondaire. Toutefois, pour l'étude de l'activité intelligente appliquée à la résolution des problèmes, la forme de certains problèmes, par exemple, la mise en jeu de certains mécanismes, exige un matériel approprié, surtout quand on étudie les fonctions intellectuelles des animaux, des singes en particulier, ou des jeunes enfants. Et, surtout lorsqu'on ne peut ou ne veut se servir du langage, le comportement général, avec des essais de solution plus ou moins systématiques, doit être enregistré pour permettre une observation plus exacte et une interprétation plus précise. Dans certains cas, en particulier pour l'étude des jeunes enfants au laboratoire psychologique spécial de Gesell à l'Université de Yale, des chambres d'examen permettent d'observer et de prendre des photographies et des films à l'insu du sujet.

    La technique psychologique

    L'expérimentation psychologique, même lorsqu'elle comporte une part d'observation introspective des sujets soumis à l'expérience et si elle leur en demande, pour l'enregistrer, un compte rendu verbal - exige essentiellement une observation objective du comportement, observation rendue exacte et précise par les techniques dont dispose le laboratoire. Déceler, malgré les efforts de simulation, certaines manifestations motrices imperceptibles pour l'observateur le mieux entraîné, ou des réactions affectives entraînant par exemple une diminution de la résistance cutanée, et arriver ainsi à établir avec certitude que tel événement est connu d'un sujet qui n'est point disposé à l'avouer, c'est ce que le progrès de l'enregistrement électrique a rendu possible au laboratoire, et même au lit d'un malade d'hôpital, dans une salle d'école, sur un terrain de sports.

    Le milieu artificiel

    Mais ce qui est propre au laboratoire, c'est le milieu artificiellement réalisé pour satisfaire à certaines conditions de l'expérience éviter les perturbations, les distractions, les interférences - exigence générale, mais particulièrement nécessaire pour le succès de certaines investigations, surtout dans le domaine visuel ou auditif, d'où la construction de chambres obscures ou insonores.

    D'une façon générale, la tendance de l'expérimentation est ici, comme en physiologie, de soumettre le sujet à l'action d'une seule variable, en rendant constants tous les autres facteurs. L'idéal est pratiquement irréalisable : certaines conditions d'ordre interne restent inaccessibles et peuvent intervenir, avec leur variabilité propre; l'espoir qu'avaient fondé les expérimentateurs sur l'action hypnotique, pour la réalisation d'un milieu mental artificiel défini, a été déçu. Mais on peut souvent s'approcher assez de cet idéal pour établir entre deux termes des relations précises, des lois numériques, avec emploi des procédés de mesure, des méthodes de calcul propres aux diverses disciplines scientifiques. L'inconvénient qui peut apparaître dans l'emploi de conditions artificielles, éloignées du milieu ordinaire de la vie, est amplement compensé, du moins en certains domaines de l'investigation psychologique, par l'avantage que l'on peut tirer de cet isolement d'une variable efficace, conformément aux exigences de la méthode expérimentale.

    L'expérimentation psychologique

    Elle a pu revêtir les formes les plus variées et des plus ingénieuses, parfois les plus hardies, dont on pourrait donner bien d'autres exemples encore que les suivants.

    La vision droite, malgré le renversement optique des images sur la rétine, tient à un repérage spatial par coordination des mouvements des yeux et des membres; la preuve en est dans la possibilité d'une rééducation, sous l'influence du port continu de lunettes réalisant un renversement optique, donc un redressement des images rétiniennes, comme l'a montré Strattonle premier.

    En se faisant sectionner un nerf sensitif, Head,dont l'exemple a été maintes fois suivi, a permis à Rivers de suivre l'évolution des sensibilités cutanées qui se manifestent après que l'innervation a été interrompue, et au cours de la régénération nerveuse une impression affective très vive est provoquée par de légères piqûres, quand fait défaut le mécanisme inhibiteur habituellement éveillé par les stimulations sensitives normales.

    En utilisant des stimulations définies, Mourly Volda pu montrer comment ces stimulations se traduisaient dans les rêves; et des appareils spéciaux enregistrant tous les mouvements du dormeur fournissent mi moyen d'exploration psychologique au cours du sommeil.

    Les résultats

    La méthode propre à la psychologie de laboratoire, que nous venons d'examiner, avec son instrumentation, ses artifices, ses moyens d'expérimentation, est à elle seule une partie importante de l'œuvre réalisée. Les résultats positifs de la psychologie de laboratoire sont de deux sortes faits généraux et lois fonctionnelles, à quoi il faut ajouter l'étude et la mesure des caractéristiques individuelles.

    Faits généraux

    Il ne peut être question d'énumérer la riche moisson de faits qu'ont donné les recherches de laboratoire, et qui remplissent les traités et manuels modernes de psychologie. Mais on peut citer quelques exemples particulièrement intéressants.

    Etude des mouvements de l'œil

    La signification psychologique des mouvements oculaires présente de curieux aspects l'acte de perception visuelle exige une stabilité de l'image sur la rétine, une certaine durée d'exposition étant nécessaire; aussi, au cours des mouvements brusques des yeux, qui sont les plus fréquents, une inhibition passagère empêche-t-elle toute influence des stimulations lumineuses qui donneraient des impressions brouillées, inhibition qui se manifeste même pour des images consécutives ne dépendant plus de l'action extérieure.

    Dans la lecture, une série de pauses oculaires permet la perception, à chacune de ces étapes, d'un certain nombre de mots, d'autant plus grand que la compréhension est plus facile et que

    l'on devine mieux les mots restant en vision indistincte, comme on entend de plus loin une conversation dans la langue natale qu'une conversation dans une langue moins familière, malgré l'audition également indistincte de bien des syllabes. Or, un saut de l'œil, dont on n'a nullement conscience, sépare ces pauses perceptives. Nous connaissons très mal nos mouvements d'yeux, qui se manifestent cependant sous des influences perceptives caractéristiques.

    Au cours d'une rotation générale du corps, sur une chaise tournante, par exemple, la nécessité d'une stabilité de l'image visuelle entraîne un mouvement des yeux inverse de celui du corps, mouvement d'exacte compensation, permettant de suivre sans le quitter un détail du champ de vision, jusqu'au moment où le point échappe et où brusquement l'œil va fixer, à un point opposé du champ, quelque nouveau détail. Quand on arrête brusquement une rotation un peu prolongée, il se produit une excitation dans les canaux semi-circulaires, par suite de l'inertie des liquides qui continuent leur mouvement, agissant ainsi comme si un départ se produisait dans le sens inverse de rotation; il en résulte, par mécanisme réflexe, des mouvements oculaires, appelés nystagmiques (un mouvement lent de poursuite et une secousse brusque de recherche d'un nouveau point de fixation) semblables à ceux qui accompagnaient la rotation, mais qui se trouvent alors désaccordés; tout se passe comme si les objets se mettaient à tourner autour de nous sans que l'œil réussisse à les fixer, et c'est l'illusion que nous éprouvons, dans l'ignorance où nous sommes de nos mouvements oculaires involontaires. Dans l'obscurité, c'est une impression de rotation de notre corps que nous éprouvons cette fois, comme effet perceptif du nystagmus oculaire réflexe.

    Les structures

    Dans nos perceptions interviennent des "structures" (Gestalt des Allemands) dont on a pu établir l'étonnante variabilité l'impression réelle se combine avec des impressions antérieures fournies par une stimulation identique mais présentées dans des conditions accessoires différentes. Par exemple, un papier gris et un papier blanc, vus d'abord à l'ombre, continuent à paraître respectivement gris et blanc, même si le premier, placé au soleil, est en réalité beaucoup plus blanc que l'autre demeuré dans l'ombre; un homme à 15 m. paraît plus grand qu'un enfant à 5 m., bien que l'image rétinienne soit plus petite - des illusions de grandeurs corrélatives pouvant être obtenues par des effets de perspective.

    Le relief, qui peut s'imposer avec tant de force dans la vision d'images stéréoscopiques présentant la disparition normale de notre vision binoculaire, est une forme bien connue de ces phénomènes de structure, susceptible d'ailleurs de degrés, car des facteurs antagonistes peuvent jouer: une accommodation proche, qu'on évite par l'emploi de lentilles; des reflets de papier, qu'on évite avec les positifs transparents sur verre.

    L'illusion du relief pourra même être empêchée, si les images disparates comportent une construction choquante pour notre expérience visuelle; car, lorsque la vision binoculaire se réalise de façon satisfaisante, ces images se trouvent unifiées en une mosaïque de détails empruntés à l'une ou à l'autre des images par un jeu complexe d'inhibitions coordonnées On sait qu'en présentant un objet en pseudoscopie, c'est-à-dire en intervertissant les images des deux yeux, on peut théoriquement inverser le relief, faire apparaître en creux ce qui se présentait en saillie; or, présentée en pseudoscopie, une figure humaine n'est jamais vue en relief inversé - perception trop opposée à notre expérience normale. Au cours des phénomènes d'apprentissage, nos mouvements habituels réalisent aussi des structures très nettes.

    Dans le domaine de la mémoire, la déformation spontanée des souvenirs, qui apparaît dans les témoignages - dont l'inexactitude est la règle - a pu être établie, et les facteurs de cette déformation recherchés. Dans le domaine affectif, on a pu préciser et évaluer les répercussions organiques des émotions d'un caractère absolument général.

    Lois fonctionnelles

    A côté de données de fait extrêmement nombreuses. la psychologie de laboratoire a pu établir quelques lois de type numérique ayant une précision égale à celle des lois proprement physiologiques déjà connues. Les principales de ces lois concernent les perceptions sensorielles et les acquisitions mnémoniques.

    La loi de Weber, sur la constance de la sensibilité relative, a une valeur très générale; mais, avec le grand mérite d'être une loi simple, elle reste approximative, car une diminution de la sensibilité différentielle, en même temps qu'une élévation du seuil relatif (point où chaque sujet commence à distinguer des intensités différentes) se manifestent aux faibles niveaux de stimulation, proches du seuil absolu, et aux niveaux très élevés, proches des limites nocives.

    La loi de Fechner, d'après laquelle l'intensité de la sensation croît comme le logarithme de l'intensité du stimulus, est aussi une loi approximative, mais de réelle valeur pratique; elle a conduit les physiciens, dans le domaine acoustique, à prendre les logarithmes des énergies vibratoires pour unités d'intensité sonore, afin de suivre d'assez près l'allure de la variation perçue de sonorité; si l'on n'a pas fait de même, dans le domaine de la photométrie physique, pour la lumière, du moins les unités utilisées par les astronomes, en photométrie stellaire, à la suite de la classification naïve des anciens, sont-elles bien restées, avec la grandeur ou "magnitude", des unités logarithmiques d'éclat.

    La relation fechnérienne - qui s'applique de façon générale aux effets biologiques des stimulations, tels que la contraction de la pupille commandée par la lumière, ou la fréquence des influx déclenchés dans les nerfs par les excitations - ne vaut toutefois que pour la zone des intensités moyennes de stimulation; aux faibles et aux fortes intensités, elle subit des déviations parallèles à celles de la loi de Weber. On peut en effet déduire de la loi de Weber celle de Fechner, si l'on admet que l'unité d'intensité de la sensation est constituée par la plus petite différence perceptible, par l'échelon différentiel. Mais ce postulat n'est pas rigoureusement exact : deux sensations sonores de hauteur différente, dont on peut comparer les intensités subjectives, ne s'accroissent pas parallèlement quand on fait croître dans des proportions égales l'intensité de stimulation, et n'ont pas une même sonorité à un niveau constitué pourtant par un même nombre d'échelons différentiels.

    Cela a conduit les acousticiens à tenter une arithmétique directe des sensations sonores, en faisant déterminer, à partir d'un son d'une certaine intensité, des sons d'intensité double, quadruple, décuple, - tâche que les psychologues de laboratoire ont montrée vaine, en raison de l'extrême variabilité des jugements; le résultat étant un compromis entre la comparaison des intensités subjectives et celles des intensités objectives que l'on cherche toujours à deviner parce que ce sont elles seules qui nous intéressent.

    Autres relations entre la sensation et le stimulus

    Une autre loi relie la latence de la sensation à l'intensité du stimulus, cette latence diminuant suivant une branche d'hyperbole pour une croissance arithmétique de l'intensité objective (Piéron); cette loi peut, en certaines de ses applications, se rapprocher assez d'une loi logarithmique pour qu'on ait été souvent tenté, en raison du prestige de la loi fechnérienne, d'adopter cette dernière forme d'expression.

    Une autre loi concerne la relation entre la durée du stimulus et l'intensité de la sensation, ou entre cette durée et l'intensité nécessaire du stimulus pour atteindre un certain effet sensoriel, par exemple le seuil. Cette loi affecte généralement la forme d'une relation entre la durée et la quantité liminaire produit de l'intensité par la durée au seuil de la sensation.

    Etudiée surtout pour la vision, cette relation fut d'abord admise sous sa forme la plus simple : la constance de la quantité liminaire jusqu'à une certaine limite de temps; c'est la loi photo-chimique de Bunsen-Roscoe, utilisée en photographie, où l'on compense les diminutions d'éclairement par des augmentations proportionnelles du temps de pose. Une importante correction (Blondel et Rey) fait intervenir une perte d'effet, comparable à une fuite d'énergie au cours du temps, avec augmentation linéaire de la quantité en fonction de la durée du stimulus. comme dans l'excitation électrique des nerfs, où l'on adopte, en première approximation du moins, la loi dite de Hoorweg-Weiss. Mais la loi exacte comporte un accroissement non exactement linéaire de la quantité en fonction du temps accroissement parabolique (Piéron).

    Etablissement et évanouissement de la sensation - Outre la latence de la sensation, on a pu mettre en rapport avec l'intensité du stimulus la durée et la vitesse de l'établissement de la sensation : accroissement de l'intensité jusqu'à son régime stable, passagèrement dépassé d'ailleurs; et aussi la durée et la vitesse de l'évanouissement de la sensation, dont la persistance, pour la vision, permet par exemple la continuité de l'impression cinématographique, malgré la discontinuité des images. On peut dire qu'en première approximation la durée de l'établissement varie en fonction inverse du logarithme de l'intensité, ce qui indique une croissance très rapide de la vitesse, la durée de l'évanouissement variant peu (ce qui indique aussi une croissance de la vitesse, mais moins grande que celle de l'établissement).

    Dans le domaine de la mémoire, l'établissement et l'évanouissement des souvenirs se font avec une allure qui peut être graphiquement représentée par des courbes en S, toutes semblables à celles qui conviennent à l'évolution des sensations (Piéron).

    La fixation, par exemple, d'une série de chiffres, est numériquement évaluable, d'après la proportion des éléments retenus, après chaque présentation du matériel à acquérir; et le progrès de cette fixation, plus rapide quand on introduit entre les présentations un intervalle convenable, suivant le principe de la loi de Jost, susceptible de précision numérique, se fait bien de la façon suivante d'abord lentement, puis de plus en plus vite, avec amortissement terminal (courbe en S).

    Il en est de même pour l'évanouissement des souvenirs, dont la ténacité est mesurée d'après l'économie obtenue dans le nombre de présentations nécessaires à la réacquisition du matériel jusqu'à nouvelle fixation complète (méthode d'Ebbinghaus). Cet évanouissement, d'abord très lent - quand il n'y a pas un effacement artificiel par interférence - s'accélère ensuite, pour s'amortir progressivement, la dernière partie de cette courbe en S pouvant être représentée de façon satisfaisante par une branche d'hyperbole.

    Mesure des caractéristiques individuelles.

    La psychologie de laboratoire s'est particulièrement développée dans le sens des mesures anthropométriques, ou biométriques, que Galton avait mises au premier plan de ses préoccupations, et auxquelles Cattell, aux Etats-Unis, et, en France, Edouard Toulouse ont donné une puissante impulsion. L'étude précise des caractéristiques individuelles : capacités d'attention, de fixation mnémonique, de résolution intelligente de problèmes, a fourni à la psychologie différentielle des bases solides, et a permis, sur le terrain de la psychotechnique, des applications nombreuses.

     

     

     

    La méthode pathologique

    (Daniel Lagache)

    Selon une distinction qui tend à s'imposer, la psychopathologie est l'étude des maladies mentales, alors que la psychologie pathologique est " l'étude des fonctions psychiques par l'observation des anomalies qu'elles présentent chez les aliénés, les névropathes, etc."  (Lalande,Vocabulaire technique et critique de la philosophie). L'une apparaît donc comme caractérisée essentiellement par son objet; l'autre, comme une méthode au service de la psychologie générale. La première est à la seconde ce que la psychologie de l'enfant est à la psychologie génétique, la psychologie animale à la psychologie comparée. Cette distinction est utile pour comprendre les rapports historiques qui unissent ces deux façons de considérer les choses.

    La psychopathologie a toujours fait appel à la psychologie générale, soit à la psychologie commune et pour ainsi dire populaire, soit à la psychologie philosophique et savante; à l'une et à l'autre elle doit ses catégories et son vocabulaire, qui ne sont pas le moindre obstacle à l'avènement d'une psychopathologie scientifique. Et lorsque se constitua la Société médico-psychologique, la plus ancienne des sociétés savantes françaises ayant pour but l'étude et le développement de la médecine mentale, on fit appel à des philosophes et à des psychologues. Cette collaboration, ainsi conçue, fut stérile pour la médecine : la psychologie générale ne pouvait pas alors rendre à la pathologie les services que la physiologie lui rendait déjà; mais elle eut au moins l'avantage d'attirer l'attention des psychologues du côté de la psychopathologie.

    Valeur expérimentale de la méthode

    Le terrain était depuis longtemps préparé. Maine de Biranavait eu l'intuition des services que la pathologie mentale pouvait rendre àla psychologie. Auguste Comte,dans le Cours de philosophie positive et dans la Politique positive, critique à plusieurs reprises la psychologie de son temps, qui n'étudie que l'homme "adulte et sain". Tainea fait maints emprunts à la psychopathologie. Mais Théodule Ribot fut le grand initiateur, par ses œuvres d'abord, et en posant les fondements méthodologiques d'une telle entreprise.

    "La méthode pathologique, écrit-il, tient à la fois de l'observation pure et de l'expérimentation. La malade, en effet, est une expérimentation de l'ordre le plus subtil, instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien déterminées et avec des procédés dont l'art humain ne dispose pas; elle atteint l'inaccessible. D'ailleurs, si la maladie ne se chargeait pas de désorganiser pour nous le mécanisme de l'esprit et de nous faire mieux comprendre ainsi son fonctionnement normal, qui donc oserait risquer des expériences que la morale la plus vulgaire réprouve?"(De la méthode dans les sciences). Impossible en psychologie, pour des motifs techniques et moraux, l'expérimentation y aurait donc pour équivalent la méthode pathologique.

    La méthode expérimentale n'avait pas besoin d'un tel succédané, et l'on pourrait presque reprocher à Ribotde n'avoir pas eu assez de foi en elle. L'important développement qu'ont reçu de nos jours la psychologie de laboratoire et la psychotechnique a réduit la place de la psychologie pathologique.

    Certains psychologues la voient même d'un mauvais œil. Il reste pourtant des domaines où elle ne parait pas remplaçable comment provoquer expérimentalement un sentiment ou une passion? Ce n'est pas dire qu'on ne puisse expérimenter sur une passion ou un sentiment : la psychologie appliquée au traitement d'une passion morbide est bien une expérience. Mais, en son essence, la psychologie pathologique n'est pas expérimentale et n'a qu'une analogie limitée avec l'expérimentation. On ne peut, contre cette opinion classique, arguer de l'impossibilité de provoquer les faits puisque, pour des raisons techniques ou morales, elle les considère comme non provocables. Mais un caractère essentiel de l'expérimentation est d'être accomplie "en des circonstances bien déterminées" suivant la formule que Ribot applique à l'expérimentation naturelle que serait la maladie.

    Or, rien n'est plus mal connu que les conditions dans lesquelles la nature institue ces expériences, les maladies mentales le début d'une psychose échappe le plus souvent au médecin, au patient, à son entourage; la physiopathologie, l'anatomie pathologique en sont obscures. Fait bien significatif, pour faire comprendre par l'exemple ce qu'est la psychologie pathologique, on peut choisir le tabès, la cécité, la surdité : là en effet, il s'agit d'atteintes relativement isolées, réalisables d'ailleurs techniquement sinon moralement; et l'état morbide a l'allure simple d'une expérimentation. Mais les troubles de l'attention, de la mémoire ou de la volonté ne fournissent pas d'exemples aussi clairs. Dire que la méthode pathologique est une expérimentation réalisée par la nature n'est qu'une image.

    Nature du phénomène morbide

    L'expérimentation suppose la possibilité, non seulement théorique, mais matérielle, d'isoler les processus dont elle étudie les variations. Au fond de l'illusion qui assimile la méthode pathologique en psychologie â la méthode expérimentale, il y a la représentation atomistique et associationiste de la vie mentale, il y a la psychologie des facultés: "Tout phénomène pathologique, écrit Lalande, est donc l'exagération ou l'insuffisance, la séparation ou la combinaison exceptionnelles de processus élémentaires qui se présentent d'ordinaire sous un autre aspect. Nous obtiendrons par suite, en les observant, tantôt un grossissement des phénomènes, tantôt un cas différentiel, tantôt un exemple de variations concomitantes ou de résidus, en un mot, une sorte d'expérience faite par la nature." Une telle façon de présenter les choses tend plus à la rigueur logique qu'à la vérité psychologique.

    Le fait élémentaire et l'expérience vécue

    Il n'existe pas de processus élémentaires isolables, que ce soit dans la conscience morbide ou dans la conscience normale. Une telle illusion ne peut naître que si l'on examine les malades en appliquant un schéma des fonctions mentales, ou bien un catalogue codifié desymptômes.

    Considérons par exemple le symptôme connu en clinique sous le nom d'hallucination psychomotrice verbale il s'agit de "voix" qui au lieu d'être entendues par le malade sont senties par lui sous forme de mouvements localisés dans l'appareil d'exécution de la parole; les classiques, en particulier Séglas expliquaient ce phénomène de la façon suivante l'action irritative directe ou indirecte s'exerçait au centre moteur de la parole au lieu de s'exercer au centre auditif et libérait ainsi l'image motrice verbale; l'atteinte du sens musculaire, partie essentielle de la cénesthésie, entraînait un dédoublement de la personnalité qui ne s'observait pas chez les hallucinés de l'ouïe. Il est clair que, dans une telle conception, le fait psychopathologique est bien un phénomène élémentaire relevant lui-même d'une atteinte neurologique élémentaire, atteinte d'ailleurs problématique.

    Or, l'analyse de la conscience morbide ne révèle aucun phénomène psychomoteur verbal élémentaire; en elle-même, la parole n'est pas différente chez ces sujets de ce qu'elle est chez les normaux; si l'on s'efforce d'établir ce que fait et ce qu'éprouve le malade, on constate qu'il parle, mais avec l'impression qu'il entend des paroles étrangères, soit qu'il nie l'intervention de sa propre parole, soit qu'il ait l'impression qu'on le force à parler.

    Le fait est beaucoup plus complexe que le schéma classique il s'agit d'un événement, d'une n expérience vécue n par le malade, suivant la traduction devenue courante en français de la notion allemande d'Erlebniss. Essayer de la reconstituer en s'aidant du récit du malade, de son comportement, des expressions de son psychisme, constitue l'attitude proprement phénoménologique il faut étudier les états d'âme tels qu'ils sont vécus par les malades, par un effort de représentation aussi poussé que possible, en faisant abstraction de tout savoir théorique. Un tel effort représente pour la pensée scientifique une maturation analogue à celle qui s'accomplit lorsque l'enfant passe du réalisme intellectuel à l'objectivité : "Enfants, nous dessinons d'abord les choses, non comme nous les voyons, mais comme nous les imaginons; de même, en tant que psychologues et psychopathologues, nous passons d'un stade où nous imaginons le psychique d'une certaine manière à un stade où dépourvus de préjugés nous le voyons directement ce qu'il est." (Jaspers, Psychopathologie générale.)

    La structure de la conscience morbide

    La notion d'expérience vécue n'est encore qu'une abstraction, inséparable en fait de l'ensemble du psychisme et de l'ensemble de l'évolution, de l'aspect général sous lequel les troubles se présentent. Henri Claude parle de la n perspective n sur laquelle se profilent les divers symptômes morbides et en fonction de laquelle ils doivent être compris et appréciés. Pour d'autres, c'est la notion de n structure n de la conscience morbide qui est en faveur. Pour comprendre ce qu'on entend par là, il est commode de se reporter à l'image que la philosophie kantienne donne de la pensée humaine avec ses formes de la sensibilité et ses catégories de l'entendement. Si cette structure que l'on peut considérer comme normale se trouve modifiée, on conçoit qu'il en résulte des différences considérables pour le malade dans sa façon d'appréhender la réalité.

    L'expression de ces différences dans les récits et les comportements du malade constitue pour le clinicien des symptômes, pour le psychopathologue des expériences vécues dont la signification et la portée ne se peuvent mesurer par rapport à la conscience normale, mais seulement par rapport à la structure particulière dont elles procèdent. Par exemple, l'hallucination psychomotrice verbale ne peut être comprise si elle est rapportée à la conscience normale; elle ne devient intelligible qu'intégrée à une pensée d'une structure particulière, que l'on peut qualifier sommairement de "dissociée". Le fait psychopathologique, dans un tel cas, est moins l'expérience délirante particulière que la structure mentale dont elle n'est qu'une expression parmi d'autres.

    Conscience normale et conscience morbide

    Le symptôme, inséparable de la conscience morbide qu'il exprime, constitue-t-il pour la psychologie générale un matériel qu'elle puisse traiter comme les faits observés chez les normaux? Nous rencontrons là le problème souvent posé de la distinction du normal et du pathologique, problème encore moins susceptible de solution en pathologie mentale qu'en pathologie somatique. Ce qui le rend si difficile à résoudre, c'est que, formulé en ces termes, il est mal posé. L'état de maladie ne désigne dans sa généralité qu'un état d'infériorité, de non-valeur, par rapport à un état idéal de santé bien difficile à définir. Il n'acquiert de contenu positif qu'en se spécifiant. C'est pourquoi la question posée ne comporte pas de solution univoque.

    Etude des troubles lésionnels

    Lapsychologie générale peut-elle utiliser les troubles psychopathiques conditionnés par des lésions cérébrales?

    Pour Delmas et Boll ces faits ne sont pas comparables aux faits normaux et n ont pas ici la valeur des psychopathies non lésionnelles : "un cerveau partiellement détruit n'est plus rigoureusement comparable, dans son fonctionnement, à un cerveau qui a conservé l'intégrité de sa structure. " (Delmas et Boll, La personnalité humaine.) Il y a là une difficulté sur laquelle Jaspers a mis l'accent : le processus physique instaure un développement hétérogène par rapport à la personnalité antérieure, donc par rapport au psychisme normal auquel elle était plus ou moins complètement perméable; la succession des symptômes mentaux ne comporte aucune régularité, aucune dérivation psychologique, car ils dépendent de la lésion cérébrale et non du processus psychologique qui lui est parallèle (Jaspers, Psychopathologie générale).

    En un sens, de tels faits relèvent de la neurologie. Il n'est cependant pas douteux que l'étude des symptômes psychiques d'une lésion progressive, de sa réparation, du retentissement du déficit, des suppléances qu'il occasionne, constitue pour le psychologue une documentation précieuse (Dumas, Traité de psychologie, II). On peut qualifier de physiopathologique la recherche psychologique qui les met en œuvre.

    Il faut d'ailleurs se demander si le symptôme psychique doit être considéré comme l'expression directe de la lésion cérébrale, ou si celle-ci ne détermine pas une modification globale de l'intelligence et de la personnalité, modification dont les symptômes ne seraient que l'expression.

    C'est ainsi que les aphasies sont considérées par l'école classique comme l'expression de la perte isolée de la mémoire des mots, amnésie partielle elle-même conditionnée par l'effet d'une lésion cérébrale en foyer; un aspect très important de l'évolution des idées, en ce qui concerne les aphasies, a été le passage de la notion d'un déficit partiel à la notion d'une modification structurale (Bergson, Pierre Marie, Pick, Head, van Woerkom, Gelb, Goldstein) : "Abstraction faite des troubles purement moteurs que nous avons décrits plus haut, le trouble du langage chez les malades apparaît comme une manifestation spéciale de cette modification générale qui affecte l'être entier." (Goldstein, L'analyse de l'aphasie et l'étude de l'essence du langage.)

    Ce qui, en définitive, rend délicate l'utilisation des symptômes psychiques des processus cérébraux, ce n'est pas tant leur conditionnement organique que la possibilité d'une structure mentale hétérogène à la conscience normale.

    Une différence irréductible ?

    La notion d'une différence irréductible de nature entre la conscience normale et la conscience morbide a été soutenue par Charles Blondel (La conscience morbide).

    On peut résumer l'essentiel de sa position en disant que, chez l'aliéné, par suite d'un bouleversement de la cénesthésie, les données immédiates de la conscience n'arrivent plus à s'exprimer par les concepts et le langage qui caractérisent la conscience de l'homme mentalement sain; il serait donc vain pour l'observateur de remonter du récit à la réalité vécue par le malade, puisque cette réalité vécue d'une part et sa relation avec le langage d'autre part sont radicalement inassimilables à sa pensée.

    Si l'on pousse cette conception jusqu'à ses dernières conséquences, c'est la possibilité de toute psychologie qui se trouve limitée : l'homme social est seul connaissable mais appartient à la sociologie; la psychologie, si elle existe, doit avoir un objet différent. Et cet objet existe, en dehors de l'objet de la biologie et de l'objet de la sociologie, entre lesquelles il ne saurait être partagé c'est l'individu; ce sont ses pensées et sa conduite, les événements de sa vie et la façon dont ils sont vécus.

    Rapport de la psychose à la personnalité antérieure

    Tous les objets de la psychopathie ne sont pas au même degré étrangers àla pensée normale. Parmi les délires, par exemple, on peut opposer aux délires paranoïaques, intelligibles d'emblée, les délires paranoïdes, d'emblée inintelligibles, bien que la connaissance de ce genre de cas, l'étude approfondie de chaque cas particulier et de la vie du malade puissent introduire une clarté croissante, jamais complète; on se heurte là à des expériences irrationnelles qui sont irréductibles à la pensée socialisée. Dans le cas des délires paranoïaques, la personnalité, peu atteinte, reste compréhensible à l'observateur; dans le second cas, la personnalité étant transformée, l'observateur ne peut que l'analyser et tenter de mettre en place les divers aspects isolés par l'analyse, définissant ainsi la structure de la psychose. En définitive, c'est le rapport de la psychose à la personnalité antérieure qui établit en même temps dans quelle mesure elle est intelligible et dans quelle mesure elle est assimilable à la psychologie du sujet normal. En partant de cette relation, on peut distinguer deux sortes de cas.

    Psychoses non compréhensibles : la psychose apparaît comme une formation irréductible à la personnalité antérieure. Les psychoses schizophréniques ou discordantes en sont les meilleurs types; bien qu'on aie l'impression qu'elles se développent assez souvent chez des natures particulièrement fermées, il y intervient pourtant un facteur exogène vraisemblablement toxique ou infectieux, que l'on ne fait guère encore que soupçonner, mais qui donne à penser que ces cas devront être, dans l'avenir, considérés comme des processus physiques. Notre ignorance actuelle les fait dénommer processus psychiques (Jaspers). En présence des malades, le médecin éprouve souvent le sentiment qu'il ne les comprend pas il ne sait comment les questionner et les manœuvrer; les malades eux-mêmes expriment fréquemment le besoin d'être compris et leur impuissance à se faire comprendre.

    Psychoses compréhensibles : la psychose apparaît ici dans une relation intelligible avec la personnalité antérieure, dont elle est en quelque sorte le développement, développement commencé et poursuivi depuis l'enfance, et dans lequel la notion de constitution congénitale ne peut intervenir que lorsqu'on a épuisé les explications tirées des événements et des situations de la vie. S'il s'agit de troubles psychotiques nés à la faveur d'un événement et en relation intelligible avec lui, on parle de psychose réactionnelle : l'évolution de cette psychose dépend de l'événement générateur et du rapport qu'elle présente avec lui. Lorsqu'un épisode aigu affecte la forme d'une période d'agitation ou de dépression, quoiqu'il soit sans rapport avec un événement vécu par le malade mais paraisse déterminé au contraire par une variation biologique, la personnalité peut rester intacte; souvent même, l'excitation ou la dépression sont en rapport avec l'humeur habituelle du malade. Dans tous ces cas, on peut donc dire, d'une part, que la psychose est homogène à la personnalité antérieure; d'autre part, qu'elle est intelligible à l'observateur. Il s'agit de variations morbides de degré, et non de nature, par rapport à des variations qualitatives qui, en elles-mêmes, ne relèvent pas de la psychopathologie mais de la caractériologie et de la psychologie individuelle.

    Un certain degré de scepticisme est utile pour mettre en garde contre l'illusion intellectualiste qui nous fait voir ce que nous savons au lieu de ce qui est. D'autre part, un pessimisme radical n'est pas justifié. S'il est vrai que la sympathie ne peut nous livrer entièrement le mystère d'aucun être, le cas du sujet normal ne vaut guère mieux que celui du psychopathe. Qu'importe d'ailleurs? Pourquoi, seule de toutes les sciences, la psychologie devrait-elle livrer au savant l'intégralité de ses objets? pourquoi serait-elle un domaine privilégié où le cours des pensées, pour être science, doive reproduire le cours des choses?

    Nous avons vu qu'une large part des faits psychopathiques étaient fort pénétrables à la conscience normale. Même les structures les plus hétérogènes, outre l'intérêt intrinsèque de leur étude, sont capables de fournir des données pour les problèmes posés par la psychologie générale; elles lui posent même des problèmes nouveaux, et une particularité curieuse du vocabulaire psychopathologique est de comporter des expressions négatives sans équivalent dans la psychologie normale : comment ne pas reconnaître le jour nouveau que des notions comme celle de discordance jettent sur notre connaissance de l'être humain? Enfin, la psychopathologie met en œuvre toutes les méthodes psychologiques possibles, et elle les applique à des hommes vivants, pour lesquels les plus grandes réalités humaines, la vie et la mort, la santé et la maladie, la liberté et la détention, l'amour et le travail sont en jeu. Par là elle est une inégalable école de psychologie concrète et vivante.

     

     

     

    Les méthodes

    La psychologie du comportement

    (Paul Guillaume)

    Pendant longtemps les fonctions mentales n'ont paru accessibles qu'à l'introspection. On identifiait les faits psychologiques avec les états de conscience, avec les impressions vécues par le sujet. Or, c'est là un monde fermé à l'observateur extérieur qui ne peut le reconstituer que de façon conjecturale, en partant (le sa propre vie intérieure et en supposant chez les autres des états semblables à ceux dont il a directement conscience chez lui. L'introspection diffère complètement de l'observation pratiquée par la science dans tous les autres domaines. Elle est strictement personnelle et incontrôlable; elle n'est possible que dans certains cas privilégiés, c'est-à-dire à un niveau supérieur; l'enfant, le non-civilisé, l'aliéné, l'animal en sont incapables.

    La généralité, essentielle aux affirmations scientifiques, ne pourrait être atteinte ici que par une extension analogique invérifiable et d'autant plus douteuse et plus vague qu'on s'écarterait plus du point de départ, c'est-à-dire de soi-même. Mais, surtout, on ne peut faire des états de conscience individuels le domaine d'une science. Toute recherche scientifique tend à rattacher les faits les uns aux autres, à les insérer dans la trame de la causalité universelle. Les faits de la vie intérieure ne forment pas un système clos, ils ne s'expliquent pas les uns par les autres; il faut pouvoir relier la vie mentale au milieu et à l'organisme, en leur appliquant une méthode d'investigation homogène.

    Cette méthode, exempte des limitations de l'introspection, s'appelle méthode objective, psychologie du comportement, des réactions ou des conduites.

    Le nom de béhaviorisme (de behaviour, conduite) qu'on lui donne aussi rappelle qu'un vaste mouvement d'idées en ce sens a pris naissance en Amérique (Watson Weiss, Tolman etc.); mais des tendances analogues se sont manifestées en Russie (Pavlov, Bechterew), en France (Pierre Janet). On peut dire qu'une grande partie du mouvement psychologique contemporain s'inspire de cette tendance, même chez les auteurs qui ne s'en réclament pas expressément Nous nous attacherons ici moins à décrire les conceptions des divers auteurs qu'à marquer les problèmes généraux que cette méthode soulève.

    Situations et réactions

    Le comportement d'un être vivant est l'ensemble de ses réactions accessibles à un observateur extérieur. Il s'agit donc de faits physiques; tous les procédés usuels d'enregistrement et de mesure leur sont applicables, en principe, avec la même précision et les mêmes contrôles qu'à des faits physiques quelconques. L'étude psychologique de ce comportement consiste à le rattacher à la situation dans laquelle il se produit. Le terme de situation s'applique, lui aussi, à des conditions physiques observables du dehors avec la rigueur et la précision scientifiques. L'objet de la psychologie de comportement est entièrement compris dans la notion de lois reliant les réactions aux situations et permettant la prévision. Ce programme est parfaitement légitime dans son principe, mais il faut définir avec plus de précision la situation et la réaction. On peut le faire en les situant en quelque sorte dans des cercles de rayon plus ou moins grand dont l'être vivant occuperait le centre, en les considérant comme causes ou effets plus ou moins éloignés.

    Cycle extérieur

    Dans une première conception, la situation est l'état du milieu (physique, social) extérieur à l'organisme; la réaction est le changement apporté par cet organisme à ce milieu. On a ainsi un premier cycle de situations et de réponses, une première détermination sommaire des lois de la conduite.

    Cycle organique

    Mais, pour établir entre ces termes éloignés des connexions constantes et précises, il y a intérêt à tenir compte d'éléments intermédiaires dans la chaîne des causes et des effets. De là une seconde conception de la situation et de la réponse, où les phénomènes organiques eux-mêmes sont englobés.

    En effet le milieu externe n'est qu'une cause indirecte; son lien avec la réaction finale est complexe et imprévisible; la cause directe, effective, est l'excitation physiologique des organes récepteurs qui ne dépend pas seulement de l'objet externe, mais de la réceptivité variable de l'organisme à son action. De même, il faut inclure dans la réponse, à côté des réactions sur les objets extérieurs, les réactions organiques proprement dites (expressives, mimiques, viscérales) qui peuvent soit s'associer aux premières, soit exister seules. Selon les auteurs, les phénomènes de l'organisme sont comptés au titre de la situation ou à celui de la réponse, ou partagés entre ces deux rubriques. Cette question de nomenclature est secondaire; il est plus important de noter que l'observation externe proprement dite ne suffit plus et qu'il faut lui associer ici l'investigation physiologique de phénomènes souvent masqués.

    Cycle cérébral

    Mais il faut aller encore plus loin. La situation physiologique n'engendre la réponse physiologique que par l'intermédiaire des centres nerveux. Il faut donc incorporer à la situation et à la réponse organiques la situation et la réponse cérébrales. Ici, plus encore que lorsqu'il ne s'agissait que de phénomènes périphériques, l'observation externe est débordée. Les fonctions cérébrales échappent encore presque entièrement à une investigation directe.

    Les partisans de la méthode objective se partagent ici en plusieurs écoles. L'une (Watson)croit pouvoir se passer de décrire en elle-même cette phase cérébrale. Elle admet que toute excitation afférente détermine toujours un cycle complet de réactions effectives musculaires et glandulaires qu'on pourrait rendre observables. L'attitude mentale qu'on désigne chez l'homme sous le nom de langage intérieur ne se réduirait pas à sa phase nerveuse cérébrale; il y aurait un phénomène musculaire d'articulation simplement atténué et que Watson a cherché - sans succès d'ailleurs - à enregistrer. La plupart des autres auteurs admettent au contraire qu'une partie du cycle d'excitation se termine provisoirement dans les centres et que, pour les caractériser, il faudrait pouvoir décrire en elle-même la phase centrale.

    Ce problème essentiel reparaît encore quand on considère le cours complexe des phénomènes dans le temps. Ce n'est que dans des cas très simples qu'on peut rattacher la réponse externe actuelle à la situation externe actuelle, comme l'effet à la cause. Le plus souvent, elle dépend à la fois de cette situation actuelle et de situations anciennes. Inversement, toutes les excitations actuelles ne s'expriment pas en réponses immédiates. Il y a des effets différés, des relations à longue distance dans le temps. Sans doute, le passé n'agit actuellement que parce qu'il a produit une modification organique, cérébrale; mais il faudrait pouvoir décrire sous sa forme actuelle cette trace persistante qui conditionne immédiatement le comportement.

    Le vocabulaire et son contenu

    La psychologie de comportement semble donc échouer dans sa prétention de définir situation et réponses par l'observation externe directe. On lui a opposé le dilemme suivant. Ou bien contrairement à son principe - elle aura recours au langage de la psychologie introspective, elle parlera de sensation, de représentation, de souvenir, de sentiment, de volonté; ou bien elle empruntera à la physiologie une terminologie (excitation et excitabilité, inhibition et frayage, traces, engrammes, associations dynamiques) qui, surtout dans son application aux centres nerveux, ne traduit pas des faits observables, mais sert à construire des hypothèses.

    Vocabulaire physiologique

    Cependant, quel que soit le langage adopté, on ne peut en tirer contre la méthode d'objection décisive. L'emploi du vocabulaire physiologique pour caractériser les phases intermédiaires invisibles du comportement implique des hypothèses; mais ce procédé parait aussi légitime ici que dans les autres sciences; l'essentiel est qu'on n'oublie pas qu'il s'agit d'hypothèses. En attendant que leur vérification directe devienne possible, on peut en déduire des conséquences dans le domaine du comportement observable et leur donner ainsi une valeur heuristique (Köhler).

    Vocabulaire psychologique

    Si, d'autre part, on s'en tient au vocabulaire psychologique ordinaire, il suffira de ne retenir que la partie objective de sa signification. Aucun de ses termes n'appartient en propre à la psychologie introspective et ne désigne un fait purement subjectif. La qualité de l'expression personnelle vécue adhère au mot, pour chaque sujet qui l'emploie, mais ce mot désigne en même temps une loi objective du comportement, c'est-à-dire la possibilité d'une certaine réponse à une certaine situation, et c'est ce sens objectif qui peut être transmis par le mot. Sans avoir même besoin de créer des néologismes, comme certains auteurs l'avaient préconisé, il suffit à la psychologie du comportement de limiter avec précision l'acception des termes usuels.

    Par exemple, étudier objectivement la perception des couleurs, chez un homme ou chez un animal, c'est établir la loi suivant laquelle certaines de ses réactions, naturelles ou apprises, varient en fonction des longueurs d'onde de radiations auxquelles il est exposé. Affirmer qu'il distingue le rouge du bleu, c'est dire qu'il possède ou peut acquérir un comportement différentiel stable pour deux radiations, définies physiquement (par exemple : l'homme pourra classer des papiers bleus et rouges ou employer correctement les mots : bleu et rouge; l'animal pourra être dressé â prendre sa nourriture sur un papier bleu et â ne pas la prendre sur un papier rouge). Des épreuves de contrôle seront nécessaires pour établir cette loi, pour éliminer le rôle des différences de clarté, position, forme, texture superficielle et pour démontrer le rôle de la longueur d'onde.

    Mais l'emploi des mots percevoir, distinguer, etc., n'implique nullement ici que l'expérimentateur assimile la qualité subjective indéfinissable de ces couleurs dans sa propre perception et la qualité qu'elles peuvent présenter dans la perception du sujet qu'il étudie : de celle-ci, il ne prétend rien savoir. Ces mots ne désignent rien au delà du résultat objectif des expériences. De même, affirmer qu'un individu possède un souvenir d'un événement ou d'un objet, ce n'est pas lui attribuer un état subjectif semblable à celui dont nous avons l'expérience intime quand nous nous souvenons; c'est simplement prévoir que, dans certaines conditions, il sera capable de certains comportements (chercher et trouver l'objet caché, réciter le texte appris, éviter les fautes déjà commises).

    Les mots : sentiment, croyance, savoir, intelligence désignent des lois du comportement. Il s'agit, non seulement de lois générales, mais aussi de lois individuelles. Le langage, ainsi réduit à sa valeur objective, se prête à définir avec une précision parfaite la loi moyenne de la perception des couleurs dans l'espèce humaine, et aussi ses anomalies individuelles; de même, il se prête à définir les variétés individuelles d'un type intellectuel ou affectif. Ce procédé est celui que la science emploie pour définir le plus grand nombre de ses objets, qui sont directement inaccessibles; il n'y a pas de raison pour qu'on n'y réussisse pas en psychologie comme en physique. On caractérise une radiation invisible par la loi de l'effet visible d'un corps visible sur un détecteur approprié; une bactérie invisible, par la loi de l'action visible de son support matériel visible sur un être vivant. De même, une fonction mentale d'un individu peut être révélée par les modalités de sa conduite dans des situations définies, sans qu'il soit nécessaire de chercher à l'atteindre par une sorte de pénétration sympathique de sa vie intérieure, telle qu'elle lui apparaît à lui-même.

    Valeur de la méthode

    On a reproché à cette méthode de ne pas avoir accès à la personnalité profonde. Mais on suppose gratuitement que les couches profondes de la personnalité seraient dépourvues de toute manifestation saisissable, directe ou indirecte; on oublie que le comportement comprend une immense variété de réponses différenciées, notamment à des situations sociales complexes. La question est de savoir si le nombre de ces documents objectifs est suffisant pour définir avec certitude cette personnalité et ses attitudes. Il est insuffisant dans bien des circonstances de la vie pratique, mais cette difficulté concerne l'art et non la science. Le véritable problème est de développer, dans des conditions favorables, une investigation armée, des méthodes d'examen, des tests différentiels, et d'établir ainsi une véritable séméiologie objective des fonctions mentales.

    L'introspection, que nous avons opposée jusqu'ici à la psychologie du comportement, n'en serait-elle pas une forme particulière? Sous peine de rester une contemplation stérile, elle doit aboutir à une description intelligible pour autrui. Si le sujet, chez qui j'étudie la perception des couleurs, veut me décrire ses sensations, les mots qu'il emploiera ne peuvent transporter de sa conscience dans la mienne les qualités propres de ces sensations; ils n'évoquent chez moi que la qualité de mes propres sensations et non celle des siennes.

    Ils me montrent chez lui la possibilité des réactions différentielles; d'ailleurs j'aurai à vérifier si ces réactions verbales obéissent à la même loi que les réactions non verbales; je m'assurerai de la congruence des deux systèmes de réponses; mais les renseignements qu'ils m'apportent sont de la même nature. Ceci vaudrait pour toute description introspective de la vie intérieure. La science ne peut faire état de la qualité même des impressions; elle est en présence d'un comportement verbal qu'elle peut rattacher, au même titre que les autres formes de comportement, dont il est un substitut, à ses conditions objectives. L'introspection ainsi comprise peut apporter à la psychologie de comportement un élément d'information précieux.

     

     

     

    La psychologie de la conduite

    (Pierre Janet)

    L'action, élément psychologique essentiel

    La psychologie est, d'une manière générale, l'étude de l'homme dans ses rapports avec l'univers et surtout dans ses rapports avec les autres hommes. Pour établir cette science on s'est d'abord adressé à la spéculation philosophique, puis on a protesté contre des constructions sans fondement et l'on n'a plus voulu que des descriptions de faits, des observations, des monographies, comme disait Ribot; c'était une réaction en grande partie salutaire. Mais la science a néanmoins besoin de système et elle n'est au fond qu'une philosophie systématique mieux vérifiée qu'une autre. Un système psychologique est obligé de choisir un des faits que nous présente l'observation des hommes, de le considérer comme essentiel et d'y rattacher tous les autres.

    On a pris longtemps comme point de départ des recherches psychologiques un phénomène qui semblait caractériser l'homme : sa pensée consciente; c'est sur cet élément qu'ont été construites la psychologie des Cartésiens et celle de Condillac. Quand, à une époque récente, on s'est préoccupé des applications pratiques de la psychologie au jugement des criminels, à l'éducation des enfants et même au traitement des malades, cette conception de la psychologie s'est révélée bien insuffisante. Les premières difficultés ont été rencontrées dans la psychologie animale : on a discuté indéfiniment le problème de la conscience de l'animal; il a fallu renoncer à la prendre comme fait initial et l'on a mis résolument au premier plan l'étude des mouvements extérieurement visibles, c'est-à-dire la psychologie du comportement.

    Objet de la psychologie de la conduite

    Lapsychologie du comportement devient insuffisante quand il s'agit de l'étude des hommes. Elle étudie des phénomènes élémentaires, les réflexes et les instincts, mais elle supprime l'étude de phénomènes plus complexes : la conscience, les sentiments, les raisonnements, les idées. Il n'est pas impossible d'examiner les sentiments et la conscience du point de vue où se place la psychologie du comportement : les actions élémentaires sont des réactions de l'organisme à des stimulations venant du monde extérieur; les sentiments et la conscience se présentent comme des réactions de l'organisme à ses propres actes; et ces modifications des actions, augmentées, ralenties ou arrêtées, peuvent être étudiées objectivement : des convulsions conscientes et des convulsions non conscientes ne sont pas extérieurement identiques.

    Les phénomènes psychologiques supérieurs de la croyance, du jugement, de l'idée se greffent sur les mouvements inférieurs par l'intermédiaire d'une action essentielle et propre à l'homme : le langage. Le langage, qui est primitivement une action extérieure du corps déterminant des réactions chez les autres hommes, même éloignés, se réduit parfois à une action si faible que seuls les hommes très voisins de celui qui parle peuvent réagir; il se réduit encore au point de paraître purement interne, c'est-à-dire au point que seul le sujet qui parle puisse réagir à cette parole. Des actions particulières, comme le secret et le mensonge, développent ce langage intérieur et le transforment en pensée. La pensée ainsi constituée donne naissance à' la croyance, point de départ de tous les phénomènes supérieurs; la psychologie de la conduite ajoute donc à la psychologie du comportement l'étude de la conscience et de tous les phénomènes supérieurs.

    Unité du système psychologique

    Il y a,dans la psychologie de la conduite, un système qui sert de fil pour relier toutes les observations et pour les classer : c'est l'hypothèse qui considère tous les faits psychologiques observés chez l'homme comme des actions. Bien des traités de psychologie sont incohérents: ils parlent de mouvements et d'actions dans la première partie, puis ils changent de langage et de système en ne parlant plus que de conscience et d'idées sans montrer la moindre relation entre ces nouveaux faits et les précédents. Il faut conserver d'un bout à l'autre le même langage en remarquant que dans tous les phénomènes, même supérieurs, il y a une part d'action et en mettant cette action au premier plan. Cette hypothèse non seulement donne à l'étude son unité, qui permet des rapprochements et des comparaisons, mais encore elle permet des mesures. Les actions, qui transforment toujours le monde extérieur, ont des pouvoirs très variables : elles modifient le monde à des distances différentes dans l'espace et dans le temps et la psychologie apprendra à apprécier ces degrés d'efficience.

    Le problème de l'action

    L'action est un ensemble de mouvements qui se produisent à l'extérieur du corps vivant; les mouvements qui se produisent à l'intérieur du corps - et qui sont d'ailleurs intimement liés avec les précédents - appartiennent à la physiologie.

    Mouvement vivant et mouvement physique

    Ladifficulté principale que présente le problème de l'action d'un être vivant c'est de distinguer le mouvement de l'être vivant du mouvement d'un objet matériel déplacé par des forces physiques, car dans ces deux mouvements nous observons la même modification du monde extérieur. Le caractère le plus frappant et le plus communément signalé du mouvement vivant est sa finalité au moins apparente, son adaptation à un résultat futur utile à l'être vivant.

    C'est ce qui fait, comme l'avait remarqué Le Roy, que ce mouvement vivant ne peut pas indifféremment être renversé : onpeut parler du mouvement de la Lune par rapport à la Terre ou du mouvement de la Terre par rapport à la Lune, mais on ne peut pas dire que c'est l'herbe qui se précipite dans la bouche de la vache, parce que ce mouvement de l'alimentation n'est utile qu'à la vache. On a souvent protesté contre cette interprétation du finalisme dans la psychologie et l'on a réclamé, dans cette science comme dans les autres, un déterminisme rigoureux qui expliquerait tout par des antécédents invariables. C'est théoriquement fort juste, mais il est en pratique impossible d'étudier et même de caractériser l'action humaine de cette manière et il ne faut pas, sous prétexte de paraître plus savant, sacrifier la nature du phénomène que nous observons.

    La part d'irrationnel

    Un autre caractère essentiel de l'action des êtres vivants a été surtout mis en lumière par Bergson. Toute action contient, en proportion petite ou grande, quelque chose de non prévu, d'inattendu, de nouveau. Aucune action nouvelle n'est complètement identique à une autre action du même homme. Toute une série d'idées importantes sur l'invention, le progrès, le contingent, le hasard, l'histoire, dérive de cette spontanéité, de cette création dans l'acte du vivant. C'est l'irrationnel, dont parlait Emile Meyerson, l'élément le plus profondément reculé dans les phénomènes physiques, mais le plus évident dans l'action vitale.

    Une réserve philosophique

    Ce système psychologique ne doit être ni envahissant ni exclusif il n'est pas opposé à toute interprétation spirituelle ni aux recherches philosophiques sur la nature humaine. Il veut exprimer en termes d'action tous les phénomènes qui se prêtent à cette interprétation et jusqu'à présent il a réussi à présenter de cette manière un très grand nombre de faits, mais il n'affirme rien d'avance. Si la psychologie se trouve un jour en présence d'un fait qui se rattache à l'homme et à son rôle dans le monde, mais qui n'ait aucune relation avec une action, elle n'hésitera pas à le reconnaître si son existence est bien démontrée, mais elle reconnaîtra en même temps que ce phénomène est en dehors de ses limites et elle l'abandonnera à une autre science.

    Même quand il s'agit de phénomènes bien compris comme des actions, il faut être modeste. La psychologie de la conduite prend l'organisme humain et ses actes tels qu'ils sont actuellement donnés, mais elle ne prétend pas expliquer scientifiquement leur origine première; elle connaît ses limites et ne nie pas la nécessité des études métaphysiques; elle admettra, au point de départ de la vie et de l'action, une impulsion de nature inconnue - l'élan vital de Bergson ou la hormé de von Monakow et de Mourgue - tout à fait en dehors de ses atteintes. Il n'en est pas moins vrai qu'une des manifestations essentielles de cet élan vital est l'action humaine et qu'il faut l'étudier pour comprendre et quelquefois pour guérir la pensée des hommes.

    Le tableau hiérarchique des tendances

    S'il n'y avait que ce caractère de liberté imprévisible dans l'acte du vivant, aucune étude scientifique de cet acte ne serait possible. Mais nous voyons dans l'acte vivant une autre part, très considérable, où se manifestent la régularité déterminée, la répétition prévue du même mouvement dans les mêmes conditions. Il semble que le mouvement libre n'apparaisse que de temps en temps et qu'il se conserve ensuite avec une organisation nouvelle désormais fixée et déterminée. Cette complexité de la conduite, ce mélange d'une petite partie irrégulière avec une partie déterminée, impose une division nécessaire dans la psychologie de la conduite. Cette partie considérable de l'action qui dépend du passé, de l'organisation physique et psychologique antérieure est la manifestation des tendances acquises; l'autre partie, plus vivante, plus nouvelle, celle qui donne son caractère à l'action présente et qui prépare les progrès, est le fonctionnement des tendances.

    Bases de classification

    Une tendance est une disposition de l'organisme vivant à effectuer une action déterminée; action caractérisée par un certain nombre de mouvements de tels ou tels organes, se succédant dans un certain ordre, en réaction à une certaine stimulation de qualité et de force déterminée qui se produit sur un point déterminé du tégument. De telles dispositions semblent innombrables chez un homme intelligent et il a été nécessaire de les classer. Malheureusement, comme le remarquait Höffding en 1888, on peut compter au moins une trentaine de classifications différentes proposées par les philosophes.

    La meilleure classification tiendrait compte de l'efficience des actes selon qu'ils modifient le monde à une plus grande distance dans l'espace et dans le temps. Efficience très difficile à mesurer : elle dépend non seulement de la valeur des actions, mais de bien des circonstances extérieures. Nous avons beaucoup insisté autrefois sur la fonction du réel, sur l'adaptation au réel et le sentiment de l'action réelle; mais ce critérium du réel ne peut guère s'appliquer qu'aux actions atteignant le niveau de la croyance réfléchie.

    Il est juste de tenir compte des degrés de complexité et de systématisation des actes, car les actes élémentaires se présentent comme simples tandis que les actes plus élevés peuvent être décomposés en actions simples qui peuvent exister d'autre part de façon indépendante. Ce caractère joue un rôle essentiel dans la distinction importante du plan moteur et du plan verbal qui doit diviser en deux parties l'ensemble des actions humaines; les actes du plan verbal se composent d'un acte moteur et d'un acte verbal combinés ensemble. Mais il ne s'agit la que de la distinction des deux plus grandes classes de tendances; pour les autres divisions ce critérium manque de précision.

    Une autre notion doit s'ajouter à celle-ci la notion de l'évolution des tendances. Les tendances qui constituent l'esprit n'ont pas toutes été formées au même moment les unes sont plus récentes que les autres. Nous observons par l'étude des maladies mentales que les tendances les plus récentes sont de toutes les plus fragiles. Inversement, quand un malade se rétablit, il récupère une à une et en ordre inverse ces tendances qu'il vient de perdre; les tendances les plus anciennes réapparaissent les premières et les plus récentes les dernières. Ribot avait signalé une loi de ce genre à propos de la perte des souvenirs dans les maladies de la mémoire. Il faut généraliser cette loi et l'appliquer à la classification de toutes les tendances.

    Classification génétique

    Dans ces conditions, la psychologie de la conduite doit se présenter en grande partie comme une psychologie génétique, suivant l'expression de J. M. Baldwin. L'évolution progressive de l'esprit ne se fait pas d'une manière continue, elle présente des paliers comme si l'esprit montait par saccades et s'arrêtait pendant un certain temps à un certain niveau.

    Il ne suffit donc pas de donner d'un phénomène psychologique une définition abstraite et générale comme s'il était apparu tout d'un coup, tout seul; il faut montrer de quels éléments il est constitué. Il ne suffit pas de rattacher le fait à des principes vagues et primitifs qui se retrouvent partout. Le chimiste ne se contente pas de dire que le sulfate de soude est un composé d'atomes, il doit faire sortir ce corps de l'acide sulfurique et de la soude par élimination d'eau.

    De même il faut montrer exactement à quel niveau appartient la tendance considérée et par quelles transformations elle est sortie des tendances du niveau précédent. La mémoire, par exemple, ne doit plus être une fonction générale, en quelque sorte métaphysique, de la vie elle est une tendance du niveau intellectuel élémentaire, une transformation du langage quand celui-ci doit porter son action sur les absents ou sur les morts. C'est une étude de ce genre qui, si elle était terminée, permettrait de disposer les tendances acquises dans un tableau hiérarchique des tendances qui aurait la plus grande importance pratique.

    Conduite animale

    L'homme a d'abord une conduite animale sur laquelle il édifie une conduite humaine. Les premiers actes psychologiques dérivent des grandes fonctions de la vie animale : l'irritabilité, l'alimentation, l'excrétion, la fécondation, quand celles-ci ne se bornent pas à déterminer des modifications à l'intérieur du corps, mais qu'elles donnent lieu à des mouvements ou à des déplacements de tout le corps.

    Actes psychologiques réflexes

    Nous aurons donc comme premier fait psychologique l'agitation diffuse, la contraction irrégulière qui se produit non seulement dans les viscères, mais dans les muscles et qui détermine des déplacements plus ou moins considérables, mais en apparence sans signification.

    Ces agitations non coordonnées, ces convulsions sont les actions les plus basses, celles qui subsistent quand les actions mieux adaptées et supérieures sont supprimées. C'est pourquoi l'être vivant n'a plus que des convulsions dans les grands abaissements de la vie psychologique, dans les accès épileptiques par exemple, et même dans les grandes émotions.

    A un niveau un peu plus élevé, ces mouvements élémentaires prennent la forme des actes réflexes.

    Les physiologistes donnent de l'action réflexe une définition, fort juste pour eux, mais un peu insuffisante pour nous : les réflexes sont simplement des mouvements bien déterminés qui se produisent régulièrement à la suite d'une modification également bien déterminée de telle ou telle partie de la périphérie du corps. Nous ajouterons, en ce qui concerne les actes réflexes proprement psychologiques, qu'ils sont en outre des actes explosifs qui commencent quand la stimulation atteint un certain degré et qui, une fois commencés, se déroulent complètement, au moins quand ils ne rencontrent pas d'obstacles, jusqu'à ce que la tendance soit complètement déchargée.

    Ils ne peuvent s'arrêter d'eux-mêmes à tel ou tel degré de leur développement; ils ne peuvent pas davantage être complétés par une addition de force quand la décharge est insuffisante. Les réactions d'éloignement, phénomène essentiel de la douleur, les réactions de rapprochement, phénomène essentiel du plaisir, les réactions d'introduction dans le corps et d'excrétion, qui en sont des complications, se présentent au début de cette manière.

    Actes perceptifs-suspensifs

    Latendance, ici, ne se décharge plus complètement après la première stimulation suffisante, elle n'est plus explosive.

    La décharge se fait en deux temps : la première stimulation éveille la tendance, provoque une certaine mobilisation des forces, elle est préparante; mais la tendance ainsi éveillée reste à un stade que nous avons appelé la phase de l'érection, jusqu'à ce qu'une nouvelle stimulation, celle-ci déchaînante, amène la consommation de l'acte complet. Le chien qui sent dans la plaine l'odeur du lapin ne fait pas immédiatement, d'une manière explosive, l'acte de manger du lapin, car il le ferait à vide, le lapin n'étant pas dans sa bouche; la tendance à manger du lapin, une fois éveillée, reste à phase de l'érection; le chien la maintient à ce degré pendant qu'il court de tous côtés; maintenant il a dans la bouche la stimulation produite par le contact de la peau du lapin et il laisse la tendance se décharger complètement. Ces tendances suspensives ou à activation échelonnée sont l'élément essentiel des perceptions et elles permettent la construction de l'objet

    Actes sociaux

    Ils présentent une complication des plus importantes qu'il est nécessaire de bien étudier pour comprendre ces maladies sociales que sont les idées de persécution et de grandeur, pour comprendre même les guerres et les relations entre les peuples. L'acte social est, non plus une réaction à une stimulation ou à un objet, mais à un acte de l'objet.

    Un de nos semblables, ou mieux un de nos socii, comme disait J. M. Baldwin,reste le même individu et provoque les mêmes réactions perceptives qu'il nous accueille avec bienveillance ou qu'il nous accable de coups - puisque nous continuons à lui donner le même nom. Mais, à côté de cette réaction d'ensemble stable, il y a une foule d'autres réactions variables suivant que nous prêtons à ce socius telle ou telle intention. Il y a donc dans l'acte social une conduite double : la représentation de l'acte du socius et notre réaction à cet acte. La difficulté de l'acte social consiste dans la répartition de ces deux éléments, dans l'attribution de l'un au socius et de l'autre à nous-mêmes; cette répartition est la source de troubles nombreux qui constituent soit l'objectivation sociale intentionnelle, soit la subjectivation sociale intentionnelle.

    Cette complication de l'acte social donne naissance à la collaboration. Un acte social n'est jamais accompli par un individu considéré isolément, mais par deux personnes, chacune ne faisant qu'une partie de l'acte total. Enfin il ne faut pas oublier qu'à ce stade le sujet reproduit vis-à-vis de lui-même la conduite qu'il a vis-à-vis des autres; il réagit à ses propres actions d'une manière sociale, il collabore avec lui-même. Ces conduites vont amener les sentiments, qui sont des régulations de nos propres actions et qui vont constituer les conduites de la conscience que l'on représente à tort comme primitives: les conduites sociales constituent le stade des conduites socio-personnelles.

    La plupart des animaux ne présentent que des tendances appartenant à l'un des trois groupes précédents, réflexes, perceptifs, sociaux. L'ensemble de ces conduites correspond à peu près à ce qu'on appelait le groupe des instincts.

    Conduites intellectuelles élémentaires

    Entre ce groupe de tendances élémentaires qui caractérise la vie animale et le groupe des tendances moyennes qui n'apparaissent que chez l'homme se présente un stade en quelque sorte intermédiaire, celui des tendances intellectuelles élémentaires. Celles-ci commencent chez l'animal qui, dans certains cas, sait déjà se servir de l'outil, mais elles ne prennent leur complet développement que chez l'homme, même fort primitif.

    Actes simples combinés

    Il s'agit d'actes plus compliqués qui se présentent comme une combinaison intermédiaire entre deux autres actions du stade perceptif précédent.

    On peut prendre comme type l'acte que nous avons appelé l'acte du panier de pommes (dans L'intelligence avant le langage). Si l'homme a appris à utiliser un récipient pour contenir plusieurs objets, c'est qu'il est capable, seul parmi les animaux, d'un acte particulier, celui de rassemblement; à côté de ses conduites vis-à-vis d'une pomme isolée (la cueillir, la manger, etc.), il est capable d'une conduite particulière vis-à-vis d'un ensemble de pommes. Cet acte du panier de pommes est ainsi une combinaison des actions relatives aux pommes et des actions relatives au panier; combinaison variable, comme on le voit dans les actes de remplir et de vider le panier. Un certain nombre d'objets demandent, pour être créés, des conduites analogues; nous en avons donné comme exemples (dans Les débuts de l'intelligence) : la route, la place du village, le portail, l'outil, le symbole, le signe. Toutes ces conduites intellectuelles ont probablement leur point de départ dans les actes sociaux, dans le besoin de modifier les actes individuels pour les rendre accessibles aux autres et rendre possibles leurs réactions.

    Le langage

    C'est au milieu de ce groupe de tendances combinées que s'est développé le langage, conduite intellectuelle du même genre. La conduite de l'homme qui parle et la conduite de l'homme à qui l'on parle sont sorties des conduites du commandement et de l'obéissance, qui sont elles-mêmes des conduites intellectuelles sociales. Il y a eu une combinaison de l'acte Vocal du cri, qui apparaissait dans l'effort au début de l'acte, et de l'exécution motrice de l'acte, comme précédemment entre la conduite des pommes et celle du panier.

    La mémoire

    L'un des résultats les plus importants de l'intellectualisation et du langage a été la formation de la mémoire. Il s'agit là d'une opération beaucoup plus tardive qu'on ne le croit généralement, quand on confond la mémoire avec la simple observation des tendances. La mémoire est d'abord le commandement aux absents, avant de devenir le commandement des absents c'est grâce à une adaptation à l'absence que la mémoire a pu être adaptée à une propriété remarquable des choses, celle de devenir "passées". Mais il a fallu pour cela une modification importante de l'action elle n'est plus la réaction aux stimulations primitives mais elle devient une réaction à une stimulation spéciale, celle de la question.

    Le langage inconsistant

    Le langage s'est étendu à tous les actes; il est devenu un langage intérieur, quand nous nous parlons à nous-mêmes; et, par le mécanisme des actes du secret, il est devenu la pensée. C'est là ce qui caractérise la conduite proprement humaine car l'homme est avant tout un animal bavard qui parle ses actes et qui agit ses paroles. Cette dualité de la conduite humaine a été le point de départ de la distinction du mouvement et de la pensée, du corps et de l'âme; de la théorie du parallélisme qui a eu une influence si funeste sur les études psychologiques. L'établissement de relations de plus en plus compliquées entre la parole et l'acte a déterminé tous les progrès ultérieurs de la conduite humaine.

    Au début, le mot et l'acte étaient inséparables, le mot n'était que le cri poussé par le chef au commencement d'un acte pour rendre l'imitation plus facile. Mais déjà dans le commandement le mot s'est séparé de l'acte, puisque le mot existait chez l'un et que l'acte apparaissait chez un autre. Le développement des idées générales et de la mémoire a contribué à l'indépendance du langage en rattachant le mot à plusieurs actions différentes. Dans les plaisanteries, dans les conversations, les hommes ont appris à jouer avec le langage, à tirer une excitation du langage lui-même, indépendamment de l'action à laquelle il était primitivement lié. Le langage séparé de l'action devient en quelque sorte inconsistant, ainsi que l'on peut le constater dans la parole de bien des malades.

    Conduites moyennes; l'affirmation

    Les hommes ont éprouvé le besoin de faire des actes spéciaux pour rétablir intentionnellement cette union entre le langage et l'action des membres ou pour préciser le degré de leur séparation. Les promesses, les serments, les engagements d'honneur furent le point de départ de l'affirmation, qui a réuni de nouveau, en certains cas, l'action verbale et l'action corporelle.

    Croyance asséritive

    Cette union s'est faite le deux manières un peu différentes. La volonté est une affirmation dont l'exécution est immédiate : je veux marcher et je marche. La croyance est une affirmation dont l'exécution immédiate est impossible; si je dis dans ma chambre "Ce jardin est ouvert au public", je fais allusion à certaines actions - entrer dans le jardin, m'y promener - que je ne puis pas exécuter puisque le jardin n'est pas dans ma chambre; je me borne à exprimer l'acte en y joignant l'affirmation. Dire : "La Seine coule à Paris", c'est m'engager à vous mener près de la Seine sans quitter Paris.

    Cette façon de parler, car la croyance n'est pas autre chose qu'une façon particulière de parler, a des avantages curieux. Elle nous permet de tirer parti immédiatement d'une action que nous ne ferons que plus tard; c'est un procédé d'escompte de l'action. Tous les actes, toutes les pensées supérieures de l'homme ne vont plus être que des formes de la croyance, qui est une spéculation sur la parole, substitut de l'action. Au début, la croyance purement asséritive dépend d'une affirmation qui se fait presque au hasard, sous l'influence de tendances et de sentiments qui accompagnent l'expression verbale. Nous en sommes au stade où l'on croit ce que l'on désire ou ce que l'on craint, et où les croyances fondées sur ces sentiments s'imposent avec une énergie, une ténacité que l'on ne retrouvera plus dans des croyances plus raisonnables.

    Croyance réfléchie

    Les défauts d'une telle croyance, violente, sans nuances et sans fixité, sont trop évidents; les volontés et les croyances impulsives de ce genre ne correspondent ni à la réalité extérieure ni aux dispositions profondes de l'esprit. Aussi peu à peu s'est développée sinon une autre croyance, du moins une autre méthode de localisation de l'affirmation. Ce changement s'est fait par l'évolution d'un phénomène extrêmement important, qui devrait avoir une place plus grande dans les études de psychologie : la discussion entre plusieurs individus qui opposent les unes aux autres leurs affirmations naissantes. Cette discussion, sortie du bavardage et de la conversation, a fini par s'étendre à un grand nombre d'affirmations, même quand l'homme se trouvait seul. La réflexion reproduit en dedans de nous-mêmes la discussion d'une assemblée, et ne laisse l'affirmation se faire qu'après cette discussion interne; la réflexion a donné naissance à la délibération, au doute, à la décision.

    La croyance réfléchie amène aussi la distinction des corps et des esprits et surtout la distinction des êtres et des réalités; les êtres sont ce que nous croyons d'une manière primitive, sentimentale; les réalités sont ce que nous croyons après la réflexion. Il est difficile mais nécessaire de comprendre qu'il y a des degrés du réel, qui se placent aux différentes périodes du temps distinguées par la réflexion.

    Conduites supérieures

    Nous ne pouvons, dans les limites de cet article, montrer le rôle et l'évolution des conduites supérieures et plus récentes. Les éducations religieuses et morales ont forcé les hommes à donner une grande place dans leurs délibérations à des idées imposées par la religion et la société, idées qui sont devenues les règles morales et logiques de la raison. Les lois morales et les règles logiques, qui sont absolument du même genre, sont les idées adoptées pendant de longues durées par le groupe social et auxquelles l'individu doit se soumettre pour obéir aux lois de la concordance sociale.

    Tendances rationnelles et expérimentales

    Le souvenir n'est pas une tendance à agir, c'est une tendance à raconter. Si, par accident, le récit détermine des actes c'est qu'il reproduit maladroitement quelques-unes des actions qui ont accompagné sa formation, c'est qu'il cesse d'être un souvenir pour devenir une hallucination. Pour que le véritable souvenir soit de quelque utilité pratique dans la vie actuelle, il faut qu'il soit transformé. J'ai mangé tel fruit et j'ai été malade; j'ai pris tel chemin et je me suis égaré; ces accidents ne sont arrivés qu'une fois et n'ont pu par la répétition créer des tendances. Pour que, dans chaque exemple, le premier événement soit considéré comme aussi dangereux que le second, il faut que l'esprit établisse un rapport de production entre les deux événements et qu'il en tire un ordre véritable.

    Il est déjà difficile de donner de la force à un précepte généralement adopté par la tribu; il a fallu la longue éducation de l'humanité par les religions de morale austère pour que l'humanité devint capable de donner de la force à l'ordre issu du souvenir : la religion ne devrait pas être trop sévère pour la science, car c'est elle qui l'a inventée. La docilité au consentement général s'est élargie et celui-ci a dû soumettre les croyances individuelles à la vérification par des perceptions communes à tous les hommes. Cette docilité, ce sacrifice des opinions individuelles, constitue l'essentiel de la méthode expérimentale. La conduite expérimentale n'est pas seulement celle du savant dans son laboratoire, c'est une tendance qui, à un certain stade psychologique, a gagné un grand nombre d'hommes.

    Tendances progressives

    Nous ne pouvons essayer de prévoir l'avenir ni de deviner quel sera le nouveau progrès de l'esprit et la nouvelle étape de son développement. Peut-être pourrions-nous avoir une indication en étudiant les idées de progrès et d'évolution qui, depuis quelque temps, s'ajoutent aux idées de loi naturelle et de déterminisme. Prendre conscience du progrès, de sa possibilité malgré le déterminisme; comprendre les idées de hasard, de liberté, d'évolution - tout cela nous semble une étape nouvelle dans laquelle l'humanité paraît s'engager. Il serait juste d'appeler ces tendances des tendances progressives, car l'idée du progrès et la recherche du progrès en sont le caractère essentiel.

    Conduites individuelles

    Une des conséquences les plus remarquables de ces nouvelles tendances parait être le développement des conduites individuelles et originales comprises et recherchées comme telles. L'individualité s'est étendue même aux événements, qui semblent avoir leurs caractères propres, qui semblent ne s'être jamais produits et ne devoir jamais se reproduire exactement les mêmes. Les sciences de l'histoire, dont le développement caractérise cette période, cherchent dans les études biographiques à mettre en lumière le fait individuel. Les actes où interviennent les notions de progrès, 4e création libre et d'individualité essayent de mordre sur le temps de même que les premiers mouvements des êtres vivants ont fait la conquête de l'espace.

    Le fonctionnement des tendances

    Le fonctionnement, dans la psychologie de la conduite, est le passage d'une tendance - avec les mouvements du corps qui la caractérisent - de la phase de latence à la phase de consommation, en traversant les différentes phases de l'activation érection, effort, désir ou jeu, et en s'arrêtant à l'une ou à l'autre. Quand une stimulation provoque l'éveil d'une tendance, le premier problème consiste à comprendre pourquoi cette tendance s'active plutôt qu'une autre et pourquoi elle parvient à telle ou telle phase.

    Force psychologique

    Ce choix est en relation étroite avec la quantité de la force psychologique que présente le sujet au moment de la stimulation. Ceux qui ne considéraient comme élément psychologique que la pensée abstraite pouvaient négliger cette force psychologique, par crainte de la métaphysique. Mais pour ceux qui considèrent l'action composée de mouvements corporels comme fait psychologique essentiel, la dépense de force et la quantité de force dont dispose un individu à un moment donné sont des données qui reprennent toute leur importance. La force psychologique est répartie inégalement entre les diverses tendances qui ont chacune une charge déterminée les tendances inférieures sont fortement chargées, les supérieures faiblement. Mais, en outre, cette force se trouve concentrée dans certaines tendances, variables suivant les individus, et en particulier dans les tendances qui constituent la personnalité ce sont elles qui se déchargent dans l'effort, pour accroître la puissance des tendances supérieures, faibles par elles-mêmes.

    Il en résulte que les actes sont plus ou moins coûteux une action ancienne, déjà exécutée bien des fois, est peu coûteuse; une action nouvelle, surtout un acte élevé dans le tableau hiérarchique, demande une grande dépense. Les relations avec les hommes qui nous entourent sont du même genre : il y a des hommes dont la présence exige de nous des actions coûteuses, et d'autres dont la présence n'amène que des actions bon marché. Il faudra aussi tenir compte de ceux qui déterminent en nous des conduites excitantes, c'est-à-dire rémunératrices. Ces distinctions sont capitales pour comprendre les relations sociales.

    Tension psychologique

    C'est ce qui amène àconsidérer dans l'activité un autre caractère ou, si l'on préfère, une autre forme de la force psychologique. De même que la puissance d'une chute d'eau ne dépend pas seulement de sa quantité, mais de sa pression en rapport avec la hauteur de chute, de même l'efficacité totale de l'action ne dépend pas seulement de sa force, mais de sa tension. La tension de l'action est une certaine modification qui concentre la force, qui permet une efficacité plus grande avec une force moindre.

    Un ingénieur qui, à la suite de calculs et d'expériences, fait sauter un rocher en allumant une mine, dépense évidemment de la force dans ses calculs, dans son acte d'allumer et on peut dire que le total de cette dépense est plus grand que celui de l'ouvrier qui donnerait des coups de pioche pendant le même temps. Mais le résultat obtenu est incomparable et il aurait fallu pour l'obtenir avec des coups de pioche une dépense infiniment plus grande. Les conduites scientifiques sont des conduites économiques (Mach), mais elles ne le sont pas d'une manière absolue. Elles demandent une force considérable dans le temps donné mais elles produisent des effets disproportionnés avec ceux que produirait cette même force si elle était appliquée autrement.

    Il y a des actions de haute tension qui réclament la mise en jeu de tendances élevées dans la hiérarchie et leur activation complète; il y a des actions de basse tension dans lesquelles des tendances inférieures ne sont actives qu'à un degré moyen. Un esprit aura une forte tension quand il exécutera facilement et fréquemment des actions du premier genre, il aura une faible tension quand il sera forcé de se contenter souvent des actions du second genre il y a d'ailleurs entre ces deux extrêmes d'innombrables intermédiaires. D'une manière générale, le degré de la tension psychologique ou l'élévation du niveau mental en un individu dépend du degré qu'occupent dans la hiérarchie les tendances qui fonctionnent et du degré d'activation auquel il peut porter les plus élevées de ces tendances. Ainsi entendue, la tension psychologique joue un rôle très important dans l'interprétation des conduites et dans l'intelligence des caractères.

    Variations de la force et de la tension

    Ces deux formes de l'activité psychologique, la force et la tension, se combinent de bien des manières. Si la force diminue, la tension se maintient difficilement et les actes supérieurs, s'ils existent encore, ne se présentent qu'à la phase inférieure du désir, de la velléité, de la rêverie.

    L'agitation

    Mais si la force se maintient tandis que la tension baisse, ce qui arrive plus fréquemment, on observe toutes sortes de désordres que j'ai appelés les paradoxes de l'agitation. Certains malades sont dans un état en apparence plus grave quand le repos, le sommeil, les traitements toniques leur ont rendu des forces sans relever la tension. Inversement, on voit avec étonnement des malades devenir plus calmes, présenter moins de troubles et de souffrances quand leur affaiblissement est plus grand.

    La décharge

    Il est, dans certains cas, avantageux et même nécessaire de dissiper la force surabondante qui ne correspond plus à la tension diminuée. C'est ce qui se produit dans tous les phénomènes de décharge qui apparaissent dans les convulsions, dans les attaques de toute espèce, dans les agitations, dans les ruminations mentales. On pourrait résumer tous ces faits en disant qu'un acte d'un niveau supérieur concentre des forces qui sont suffisantes pour produire un grand nombre de phénomènes inférieurs et que ceux-ci apparaissent par dérivation quand le phénomène supérieur ne peut plus se produire. Il faut, pour obtenir un certain calme, qu'il y dit toujours une certaine proportion, variable selon les cas, entre la force et la tension psychologiques.

    Les oscillations

    Sous une foule d'influences les forces psychologiques augmentent chez un individu et surtout diminuent. Ce ne sont pas seulement les lésions anatomiques d'un organe nerveux, mais tous les troubles des organes éloignés, infections, intoxications, fatigues, émotions de toute espèce qui peuvent changer la force et la tension psychologiques. Il y a des changements lents ou rapides, passagers ou définitifs, des changements périodiques. Quand le changement se fait dans le sens de la diminution de l'action, il y a dépression psychologique avec abaissement des phénomènes supérieurs et souvent agitation par escape of control (Head). Souvent aussi, il y a ascension psychologique quand des malades déprimés se rétablissent et recouvrent leurs forces.

    Il ne faut pas donner un sens trop précis au mot "maladie mentale", ni surtout aux espèces de maladies mentales. Ces troubles ne sont pas nettement distincts les uns des autres comme des maladies infectieuses produites par des microbes différents. Mais surtout il ne faut pas trop distinguer les maladies des oscillations de l'esprit considérées avec indulgence comme des formes normales de la pensée. Il faut cesser de mettre une cloison imperméable entre les erreurs, les fautes, les bizarreries de caractère décrites par les moralistes et les romanciers et les maladies de l'esprit étudiées par les médecins.

    Les équilibres

    Entre les diverses oscillations, l'esprit maintient une certaine stabilité un équilibre s'établit entre les recettes et les dépenses psychologiques. Les unes et les autres étant très variées, les équilibres psychologiques sont fort divers équilibres supérieurs chez des actifs qui ont de grandes dépenses et aussi de grandes ressources; équilibres inférieurs chez des asthéniques, souvent chez des enfants qu'on accuse de paresse, chez beaucoup de névropathes; équilibres de misère dans les démences.

    Cette psychologie de la conduite a comme corollaire une psychologie pathologique et une psychologie thérapeutique, qui sont aujourd'hui le point de départ de toutes les études sur les relations sociales entre les individus et même entre les peuples.

     

     

     

    La psychanalyse

    (Edouard Pichon)

    On donne le nom de psychanalyse d'une part à une méthode thérapeutique contre les maladies mentales, les névroses surtout, d'autre part à une doctrine psychologique dont l'exercice de cette méthode a, par les enseignements qu'il apportait, suscité la construction progressive. La méthode dans toute sa perfection, la doctrine pour sa plus grande partie sont l'œuvre d'un seul homme : Sigismond Freud.

    Formation de Freud

    Issu d'une très ancienne famille juive, Sigismond Freud est né le 6mai 1856, àFreiberg, en Moravie; dès l'âge de quatre ans, il fut amené à Vienne, en Autriche, qui a toujours été, depuis, le lieu de son domicile.

    Freud neurologiste

    Entré à l'université en 1873, il se consacra de 1876 à 1882 à la physiologie; puis, devenu à l'Hôpital général de Vienne l'élève de Meynert,il étudia conjointement l'anatomie et la pathologie du système nerveux et obtint en 1885 le titre de privat-docent de neurologie. Lui-même nous apprend qu'alors, neurologiste pur, il "ne comprenait rien aux névroses". Point important, car cette formation première, si étroitement organiciste et matérialiste, nous explique comment l'homme qui devait plus tard projeter une lumière si éclatante sur les mécanismes proprement psychiques, a pu jusqu'à ce jour rester obstinément attaché à un déterminisme matérialiste purement hypothétique qui est pourtant loin de ressortir de ses découvertes.

    Influence de Charcot

    C'est du séjour que fit Freud à Paris en i885, dans le service de Charcot, que date sa volte-face de la neurologie à la psychiatrie. Le brillant enseignement de la Salpêtrière le convainquit que les phénomènes névrotiques avaient une existence légitime en pathologie et un intérêt puissant. De cet enseignement il a toujours gardé l'empreinte et s'est plu à le proclamer. Ainsi, en dépit de leurs divergences ultérieures, les œuvres de Freud, de Pierre Janet - qui prit contact avec la Salpêtrière en 1889 - et de Babinski procèdent chacune du fécond bouillonnement neuro-psychiatrique suscité par Charcot.Certes, c'est après ce séjour à Paris que Freud mérita une place éminente dans la neurologie par ses études sur les encéphalopathies infantiles, qui ont abouti à son mémoire de 1897; néanmoins, dès cette époque, la neurologie n'était plus pour lui qu'une activité secondaire; sa vie était définitivement orientée vers cet ordre d'études qui devait devenir la psychanalyse.

    L'hypnotisme et la catharsis

    Peu de temps après son retour à Vienne, il se mit à la pratique de l'hypnotisme que, dans un second voyage en France (1889), il alla étudier à Nancy sous Liébaultet sous Bernheim.Mis d'autre part au courant des résultats qu'un médecin de Vienne, Joseph Breuer, avait obtenus chez une hystérique par l'hypnose, Freud inaugura avec ce collaborateur une méthode thérapeutique, dite catharsis, dans laquelle l'hypnose servait à remettre au jour des situations affectives enfouies dans l'inconscient et à débarrasser ainsi les malades des symptômes que ces accumulations d'affect avaient créés. Les Etudes sur l'hystérie (1895), de Breuer et Freud, exposent cette manière de faire où déjà est impliquée la notion maîtresse de la psychanalyse le refoulement. Du jour où Freud, que Breuer ne voulut pas suivre, transforma la catharsis en renonçant à l'emploi de l'hypnose pour y substituer un simple état d'abandon du patient, la psychanalyse se trouva née; et elle fut définitivement constituée par l'interprétation des rêves qui fit en 1900 l'objet d'un livre magistral de Freud.

    La méthode psychanalytique

    Freud a doté les psychanalystes de deux précieux outils d'investigation : la règle de non-omission et l'interprétation des rêves (onirocritique).

    Règle de non-omission

    L'essentiel de la méthode psychanalytique, c'est que le patient doit consentir à un abandon psychique absolu à son traitant. Rien, strictement rien, même ce qui semble désobligeant, inavouable ou simplement puéril, ne doit être dissimulé sciemment telle est la règle fondamentale du traitement, dite règle de non-omission. Comme on le voit, et quoi qu'en aient dit certains psychanalystes, c'est donc bien, comme il fallait s'y attendre, par une introspection du patient sur lui-même que la méthode psychanalytique recueille son matériel psychique, mais par une introspection à laquelle la règle de non-omission confère des caractères très spéciaux d'améthodisme, de sincérité et de profondeur qui la rendent particulièrement féconde.

    A vrai dire, le patient est d'abord incapable d'appliquer réellement la règle qu'on réclame de lui. Peu importe : il suffit qu'il l'ait acceptée de toute sa volonté consciente; en effet, s'il en est ainsi, on le verra partir d'une période de tension consciente où, sous couleur d'associations libres, il produira des ratiocinations organisées; descendre, au fur et â mesure que céderont ses résistances, les divers paliers du faux abandon, où il se révélera encore, mais de moins en moins, hypocrite vis-a-vis de lui-même; et arriver enfin à la période d'abandon vrai, où l'on sera bien près du terme du traitement.

    L'onirocritique

    Lerêve emprunte souvent son contenu manifeste à des événements récemment vécus; mais l'important, c'est son contenu latent qui, par des processus de symbolisation et de condensation, traduit des tendances profondes (pulsions) de l'inconscient. L'onirocritique freudienne permet une interprétation légitime et efficace des rêves, qui constitue une ressource précieuse pour la thérapeutique.

    Double rôle du psychanalyste

    Au cours du traitement, le médecin, s'il pense que le cas clinique lui impose l'emploi de la méthode psychanalytique pure, devra se garder de rien suggérer au patient. Il lui restera un rôle double : d'une part, interpréter le matériel psychique obtenu, mais en n'en livrant l'interprétation au patient que quand il le jugera opportun; d'autre part, assumer le transfert, c'est-à-dire devenir l'objet des réactions affectives du malade au cours du traitement, et savoir liquider ces réactions de telle sorte qu'à la fin du traitement la personnalité du malade soit absolument libérée.

    Les acquisitions de la psychanalyse

    La méthode psychanalytique, procédé de traitement, est aussi une source de connaissances pour le psychologue. D'ores et déjà, elle nous a enrichis d'un certain nombre de données indéniables, dont nous allons donner un résumé.

    La notion de refoulement

    Lorsque, dans sa pleine lucidité, un homme voit en face certaines appétences qui l'habitent et décide de ne pas les satisfaire, cette attitude constitue un processus normal et sain la répression. Mais l'inconscient forme une très grande part du psychisme humain. Les représentations trop pénibles, les appétences choquantes pour la personnalité sont sujettes à se voir fermer la porte du conscient sans y avoir jamais comparu. Elles hantent alors l'inconscient, où elles gardent leur dynamisme propre, leur "plein investissement énergétique" (Freud, Ma vie et la psychanalyse, p. 44) et d'où elles peuvent exercer des ravages dans le comportement et dans la pensée; ce processus nocif, bien différent de la répression, s'appelle le refoulement. L'œuvre essentielle de la psychanalyse, c'est l'opération inverse du refoulement : le défoulement. Celui-ci exige la réapparition du refoulé dans le conscient, non pas seulement sous la forme d'un souvenir froid, mais avec une reviviscence efficace; ce dernier phénomène a été nommé l'abréaction.

    L'origine sexuelle des névroses

    Nous savons par la psychanalyse que la plupart des névroses sont d'origine sexuelle, ce qui déjà ne nous étonne pas quand on songe que la fonction sexuelle, sous la contrainte que les lois des sociétés civilisées lui ont imposée, est celle qui pose aux individus les problèmes d'adaptation les plus difficiles. L'assertion ci-dessus sera moins étonnante encore quand on saura l'extension que Freud donne au terme sexualité. Lui-même définit ainsi cette extension : "En premier lieu, la sexualité est détachée de sa relation bien trop étroite avec les organes génitaux et posée comme une fonction corporelle embrassant l'ensemble de l'être et aspirant au plaisir, fonction qui n'entre que secondairement au service de la reproduction; en second lieu, sont comptés parmi les émois sexuels tous les émois simplement tendres et amicaux pour lesquels notre langage courant emploie le mot aimer dans ses multiples acceptions."

    On peut certes, comme le font la plupart des psychanalystes français, regretter qu'il soit donné au mot sexualité une pareille extension; mais c'est là une affaire de nomenclature et les faits mis en évidence par la psychanalyse sous la rubrique freudienne de sexualité n'en ont pas moins toute leur valeur. A l'énergie des instincts sexuels ainsi définis, Freud,suivi cette fois de tous les psychanalystes de France et d'ailleurs, donne le nom de libido. Au terme freudien de sexualité on peut donc, si l'on refuse de lui donner toute son extension, substituer pratiquement celui de fonctions libidinales. Or, la psychanalyse nous a prouvé que les fonctions libidinales, loin d'apparaître à la puberté seulement, jouaient un rôle capital dans l'enfance; l'étude de la sexualité infantile, celle des complexes familiaux, celle des névroses, solidement basées sur les faits, ont abouti à des acquisitions qui peuvent passer pour définitives.

    L'évolution des instincts

    Les psychanalystes ont tenté d'aller plus loin. Ils ont notamment, d'après leurs observations, tracé l'esquisse d'une histoire du développement des instincts de l'être humain.

    Dans la période la plus reculée de la petite enfance, la libido ne se sent orientée vers aucun objet distinct d'elle c'est la phase dite d'auto-érotisme primitif; ou mieux, puisque érotisme implique objet, d'hédonisme anérotique. Plus tard, il se constituera psychologiquement un objet, vers lequel s'écoulera la libido. Mais les pulsions libidinales ne forment pas du premier coup un faisceau convergent.

    Chaque groupe de pulsions a primitivement son organisation propre et, avant que ne s'établisse la primauté des organes génitaux, il semble que chacun ait à son tour la prédominance. Celle de la sphère buccale - ou orale - serait la première : elle répondrait à l'hédonisme anérotique; celle de la sphère anale viendrait ensuite elle correspondrait à une libido objectale de caractère surtout sado-masochique; enfin, au dernier stade, on aurait le stade de prédominance génitale avec libido amoureuse normale. Ces stades viendraient se combiner avec ceux du choix de l'objet de l'amour. Ces schémas explicatifs de l'évolution des pulsions, qui concordent avec beaucoup de faits, demandent maintenant à être confirmés par l'observation directe des jeunes enfants.

    La métapsychologie

    Enfin, Freud a bâti, sur les résultats de la clinique psychanalytique, toute une métapsychologie et, en particulier, ce qu'il appelle la "topique" du psychisme..

    Il y distingue une instance proprement personnelle, qu'il appelle das Ich (le je), ce qu'on traduit usuellement par "le moi" et que nous avons proposé d'appeler l'actorium, parce que c'est elle qui dispose normalement de la motilité volontaire; et un vaste réservoir de pulsions, qu'il appelle das Es (le ça), que nous avons proposé d'appeler le pulsorium. Cette distinction ressemble beaucoup à celle du soi et du moi, telle que l'a proposée Léon Daudet, le soi correspondant en l'espèce à l'Ich de Freud et le moi à son Es. Mais, en outre, Freud isole une sorte d'image intérieure idéale que la personne se fait d'elle-même et qui exerce une action censurante et modelante : c'est le surmoi, ou, pour certains psychanalystes, l'idéal-de-moi cette instance qui est, dit Freud, la représentante "des exigences éthiques de l'homme", nous avons proposé de l'appeler le suasorium. Dans la névrose obsessionnelle, il se formerait une quatrième instance, anormale celle-ci, qui deviendrait la source des compulsions obsessionnelles : Alexander lui réserve le nom de surmoi; Charles Odier, qui l'a fort bien étudiée, l'appelle surça; nous avons proposé de l'appeler coactorium.

    Mais, à vrai dire, cette topique du psychisme ne semble pas absolument nécessaire pour exprimer clairement les faits psychanalytiques; selon Freud lui-même, "de telles représentations appartiennent à la superstructure spéculative de la psychanalyse et chaque partie peut en être, sans dommage ni regret, sacrifiée ou remplacée par une autre, aussitôt que son insuffisance est démontrée". De même, Freud a beaucoup varié dans sa classification générale des instincts; il opposait autrefois les instincts du je (faim, conservation) au groupe des pulsions libidinales; aujourd'hui, il considère cette distinction comme subsidiaire et réunit ces deux groupes d'instincts sous le nom d'éros pour les opposer à un groupe d'"instincts de mort"- distinctions encore provisoires.

    Applications à l'activité psychique normale

    Les psychanalystes appliquent leur méthode non seulement à la psychiatrie, mais encore à tous les domaines de l'activité psychique humaine.

    A la sociologie, les psychanalystes orthodoxes ont à vrai dire demandé des leçons plutôt qu'ils ne lui en ont donné ils ont admis comme faits humains universels le totémisme et le système des tabous et ont bâti là-dessus une sorte de mythe de la Horde primitive et du meurtre du Père par les Frères, dont il est de mode parmi eux de parler comme s il avait vraiment eu lieu une fois dans un pays donné. Les études des psychanalystes sur les artistes, représentées surtout, en France, par celles de Laforgue sur Baudelaire et de Marie Bonaparte sur Edgard Poë, contiennent maints éléments intéressants, mais Freud a le bon sens d'écrire que la psychanalyse "ne peut rien nous dire de relatif à l'élucidation artistique". Par contre, c'est Freud lui-même qui n'a pas craint de qualifier la religion de "névrose obsessionnelle universelle".

    Les destinées de la psychanalyse

    Par la monumentale création qu'est la psychanalyse, Freud a marqué de son génie tout le mouvement psychologique de notre temps. Les données précieuses que sa méthode nous a apportées s'infiltrent peu à peu dans tout le domaine des sciences de l'esprit : il n'est actuellement plus de psychologue ou de psychiatre digne de ce nom qui puisse les ignorer, pas plus qu'il n'ignorera la ligne générale des travaux de Bergson ou de Pierre Janet.

    Diffusion de la psychanalyse

    LesEtats-Unis d'Amérique ont été la première nation qui, dès 1909, ait admis qu'on parlât de psychanalyse dans ses universités. En Europe, les congrès psychanalytiques se succédaient cependant à Salzbourg (1908), à Nuremberg (1910), à Weimar (1911), à Munich (1915), sans que fût levé l'ostracisme officiel qui, en Autriche et en Allemagne, pesait sur la psychanalyse.

    En France, la psychanalyse fut longue à pénétrer, mais dès que son grand essor salonnier de 1921, dû à Mme Sokolnicka, l'eût fait connaître, les médecins tinrent à étudier sérieusement la doctrine : grâce à la largeur de vues d'Henri Claude, une place lui fut faite dans l'enseignement de la Faculté René Laforgue devint l'assistant de H. Claude et, dans le service même de la chaire de Clinique, à Sainte-Anne, des cabinets de psychanalyse furent créés, puis groupés en un laboratoire officiel. Les hôpitaux de Paris ont suivi le mouvement : ainsi Heuyer, dans son service spécial de Vaugirard, a fait une place à une psychanalyste d'enfants, Mme Morgensteen; et, dès que nous l'avons pu, nous avons introduit les doctrines et les méthodes psychanalytiques, dans la mesure du possible, a l'hospice des Enfants assistés sous les auspices de Lereboullet, et dans notre propre service aux hôpitaux Hérold puis Bretonneau, avec Mme Codet.

    Les psychanalystes sont groupés en une association internationale permanente qui, bien qu'elle se défende d'être une église dogmatique, ne peut tolérer de trop violentes aberrances de doctrine. C'est pourquoi Adler (de Vienne), en 1911, et Jung (de Zurich), en 1913, ont dû se séparer du corps des psychanalystes. La "psychologie individuelle" du socialiste Adler met l'accent sur les pulsions du je, les appétits de domination, les tendances agressives, aux dépens des éléments d'amour. La " psychologie analytique " de Jung, Germain authentique et fils de pasteur, réagit contre le caractère matérialiste - dans le style du XIXe siècle - des conceptions proprement freudiennes. Selon cette école, l'âme est une réalité immédiate; le subjectif a des droits égaux à l'objectif; et, de plus, l'inconscient comprend, outre l'oublié et le refoulé, une large part d'inconscient collectif dont le contenu ne dérive pas de l'expérience personnelle de l'individu.

    Apports de l'école française

    L'école psychanalytique française semble, jusqu'à présent, avoir travaillé surtout à faire ressortir, face aux rationalistes, le rôle éminent que la psychanalyse nous forçait désormais de reconnaître à l'affectivité, comme régulatrice universelle des processus psychiques, voire intellectuels.

    En particulier, sous l'impulsion de René Laforgue, qui a montré toute l'importance de la "capacité de sacrifice de soi" dans le développement humain, nous avons précisé avec Codet, puis vérifié cliniquement avec Mme Codet, sur l'enfant même, ce fait d'une importance capitale : chez l'être humain se développe une possibilité de consommer une part d'aimance (faite surtout, énergétiquement, de libido), sous la forme oblative, part suffisante pour équilibrer celle qui continue à se consommer sous la forme captative.

    D'autre part, on a confronté en France les travaux de Freud et de ses disciples avec ceux de Pierre Janet; on en a perçu les grandes similitudes et l'on a vu que, dans les descriptions cliniques du psychologue français, dans ses interprétations si justes des faits morbides par la chute de la tension psychologique, les données psychanalytiques venaient s'insérer pour permettre une explication plus complète.

    Les problèmes actuels

    Au terme de ce très court exposé, il convient de se demander quels sont les problèmes que la psychanalyse pose aux chercheurs dedemain. Indiquons-en quelques-uns.

    Un problème psychologique: la nature de l'inconscient; c'est le problème fondamental. L'inconscient, à l'insu de la conscience personnelle centrale, a-t-il une conscience à lui? Beaucoup de penseurs ont peine à concevoir que non. Freud a beau hausser les épaules devant cette "idiosyncrasie des philosophes" et trouver tout naturel qu'il existe du psychique sans une conscience qui le pense, le problème néanmoins reste posé et entraîne celui du polypsychisme avec consciences étagées.

    Un problème biologique: la plupart des névrosés homosexuels sont apparemment dépourvus de tout caractère somatique de sexualité imparfaite. Dés lors, faut-il penser ou non, que toute homosexualité ait un substratum biologique?

    Un problème psychobiologique: y a-t-il vraiment identité entre l'instinct animal, en tant que force irrésistible amenant infailliblement certains comportements, et les pulsions, telles que les a mises en évidence l'école freudienne?

    Un problème psychopathologique: malgré les efforts déjà faits en ce sens par les psychanalystes, il reste à préciser à quelle structure psychanalytique particulière répond chacune des névroses individualisées par la clinique.

    Un problème moral: d'une part, la transcendance du phénomène moral lui-même n'a pas entièrement obéi aux efforts qu'a fait Charles Odier pour la ramener à une compréhensibilité purement psychanalytique (Ch. Odier, Contribution à l'étude du surmoi et du phénomène moral) et cet auteur lui-même en est maintenant à considérer comme pleinement mystérieuse l'origine de l'oblativité. D'autre part, si le processus fondamental des névroses est bien, comme je le crois, l'inacceptation profonde de certaines réalités et de certaines nécessités d'évolution, la constitution des névroses n'est-elle pas due à une déficience morale? C'est bien un résultat moral qu'atteint la psychanalyse, toute passive et non prêcheuse que soit sa méthode, quand, en rendant possibles certaines acceptations, elle augmente la maîtrise du patient sur lui-même.

    Un problème clinique et philosophique: interprétation de l'angoisse devant la mort. Freudla considère comme toujours pathologique, en relation avec un sentiment inconscient de culpabilité. Or, à l'intérieur même des cercles psychanalytiques, beaucoup trouvent maintenant cette assertion trop absolue; l'inquiétude devant le mystère de la mort leur parait avoir une valeur humaine universelle.

    Un problème religieux: il touche à celui dont nous venons de parler par l'habitude invariable qu'a Freud d'escamotertoute question métaphysique. Pour lui, Dieu, dérivant de l'image paternelle sublimée, ne peut correspondre à aucune réalité; la religion est une pure illusion. Mais le livre où il pense le prouver (L'avenir d'une illusion) est le plus faible de tous ses ouvrages; le problème religieux n'y est pas même abordé. C'est que la question n'est pas si simple. Les fonctions religieuses de l'homme ne se laissent pas aussi facilement réduire à néant. Aussi la question des rapports de la religion avec les phénomènes psychologiques mis en évidence par la psychanalyse reste-t-elle ouverte.

    Un problème philosophique: il a trait à la surdétermination qui permet d'expliquer la formation des fantasmes, rêves, symptômes, comme l'ont montré Freud et ses disciples. Le maître de Vienne, rivé aux idées du temps de sa jeunesse, la donne pour une preuve du déterminisme causal absolu de ces phénomènes; mais cet argument risque de se retourner contre son auteur, car détermination exclut surdétermination; on peut dès lors se demander, avec Lacombe, si Freud ne confond pas causation avec motivation.

    Un problème social: il y a des médecins qui exercent la psychanalyse, méthode non inoffensive, sans y être spécialement préparés; il y a des psychanalystes qui ne sont pas des médecins. Or, tous les psychanalystes sont unanimes à penser, avec raison, que, pour exercer leur art, il faut avoir reçu un enseignement psychanalytique très complet. Mais, sur le second point, ils sont divisés, puisque certains d'entre eux, qui sont la minorité en France mais qui s'appuient sur l'opinion de Freud lui-même, pensent qu'il n'est pas nécessaire d'être médecin pour appliquer la méthode.

     

     

     

    La psychologie génétique

    (Paul Guillaume)

    La psychologie génétique étudie les différents aspects de la formation mentale de l'homme, les rapproche les uns des autres, distingue les formes primitives des formes évoluées, décrit des stades, des progrès, des régressions; cette description la conduit d'ailleurs à chercher quelles sont les causes de l'évolution qu'elle étudie.

    Causes de l'évolution mentale

    La première interprétation de l'évolution mentale individuelle remonte à la phase spéculative de la psychologie. Tandis que le rationalisme affirmait l'identité foncière de la pensée humaine, l'empirisme montrait que l'esprit se forme sous l'influence de l'expérience, qui non seulement en enrichit le contenu mais en détermine la structure. A cette dernière affirmation, restée d'abord théorique (Condillac), la psychologie du XIXe siècle a voulu donner une signification expérimentale. Elle s'est servi des conceptions associationnistes. Si l'on pense en termesbiologiques, on admettra que la structure innée de l'organisme le rend capable de certaines réponses primitives à certains stimulants. Les changements subis au cours de la vie sont des modifications de cette réactivité, correspondant à des modifications des connexions nerveuses intracérébrales. Toute acquisition se greffe donc sur les réactions primitives et la tâche essentielle de la psychologie génétique serait de décrire cette filiation.

    Pavlov en a proposé une théorie simple, en montrant que des réactions primitives ou inconditionnelles pouvaient être subordonnées à de nouveaux stimulants, lorsque ceux-ci avaient coïncidé un certain nombre de fois avec les stimulants primitifs, dont ils devenaient les signaux et dont ils acquéraient lés propriétés motrices. Toute éducation serait un transfert de valeur reposant sur la fréquente. contiguïté des expériences; l'acquisition du savoir, la formation d'habitudes motrices, intellectuelles, affectives, la genèse de la personnalité résulteraient de l'accumulation d'un nombre énorme de ces transferts. Cette première solution sommaire du problème de la psychologie génétique est trop simple et doit être retouchée sur plusieurs points.

    Les tendances primitives

    La distinction du primitif et de l'acquis est pratiquement très délicate. Il ne faut pas inscrire simplement au compte des acquisitions tout ce qu'on voit apparaître au cours de la vie individuelle. L'innéité d'une réaction ne signifie pas qu'on peut l'observer à la naissance de l'individu. Des réactions incontestablement préformées sont tardives; chaque instinct émerge à son heure.

    Chez les abeilles la différenciation des travaux dans la ruche répond aux phases de la maturation organique; chaque ouvrière est successivement nettoyeuse de cellules, nourrice des vieilles larves, puis des jeunes larves, approvisionneuse, constructrice de cellules, gardienne, exploratrice. En psychologie humaine, non seulement le groupe des tendances sexuelles

    et la métamorphose morale qui l'accompagne - apparaît avec le développement des glandes sexuelles à la puberté, mais tous les besoins affectifs, tous les intérêts évoluent en rapport avec la maturation organique.

    Chaque âge voit émerger de nouvelles tendances originales, tandis que d'autres deviennent caduques. La nouvelle personnalité ne dérive pas seulement de l'ancienne par le jeu des lois de la mémoire et de l'habitude. Les accidents de la vie, les conditions du milieu n'ont qu'une influence secondaire. Ce qui complique le problème, c'est que les deux sortes de facteurs, interne et externe, n'ajoutent pas simplement leurs actions, mais les conjuguent. En général, le développement de la fonction, préformé en ce sens qu'il ne peut se faire que dans une certaine direction, dépend cependant de l'exercice de cette fonction et par conséquent des sollicitations du milieu. Il faut ajouter que les conditions externes de cet exercice sont en général normalement réalisées et, par suite, que l'orientation du développement peut être prévue, au moins comme fait statistique.

    Le rôle de l'éducation

    Laloi d'association mettait l'accent sur une condition externe la coïncidence fréquente de deux faits dans l'expérience individuelle. Si l'on s'en tenait là, la mentalité apparaîtrait comme très plastique et le pouvoir de l'éducation presque illimité, n'importe quoi pouvant s'associer avec n'importe quoi. Mais il faut tenir compte de conditions internes essentielles.

    D'abord le système réactionnel doit être actuellement excitable un chien n'acquiert un réflexe conditionnel salivaire que s'il a faim pendant le dressage; l'enfant n'apprend que sous l'influence d'une certaine motivation affective. D'autre part, la simple coïncidence objective, même répétée, de fragments quelconques d'expériences ne suffit pas à créer une habitude; il faut encore qu'ils acquièrent, dans la perception du sujet, une unité physiologique et psychologique. Nous connaissons mal les conditions de cette réorganisation structurale de la perception, mais ce problème domine toute la psychologie et toute la pédagogie de la formation des habitudes.

    L'adaptation aux milieux physique et social

    Ilest d'ailleurs douteux que le schéma de l'association ou du réflexe conditionnel s'applique à tous les faits de genèse psychique. Il explique la commande de réactions anciennes par de nouveaux signaux, mais non l'apparition de nouvelles formes de réaction. Il ne s'agit plus ici de simples anticipations à un événement, mais d' "inventions" par lesquelles un événement est produit, évité, codifié, exploité. Ces actes sont le résultat d'une sélection parmi toutes sortes d'essais réels ou mentaux. Les conditions de ces essais et de cette sélection, leur déterminisme sont aussi obscurs en psychologie qu'en biologie.

    Le développement de la sociologie a mis en évidence une autre lacune des conceptions génétiques fondées sur l'idéologie. L'évolution de l'individu dépend non seulement du milieu physique auquel il s'adapte, mais encore du milieu social. La genèse de ses habitudes, de ses sentiments, de ses concepts est avant tout l'assimilation d'une culture. Tarde, Durkheim, en des sens différents, ont insisté sur cette idée. Le socius est le premier objet de la pensée et des sentiments de l'enfant; le milieu physique lui-même n'est perçu que sous la forme particulière que lui donnent les institutions et la langue, de sorte que le monde d'un individu déterminé exprime bien moins son adaptation personnelle au milieu physique que son adaptation à la mentalité de son groupe. Les différences entre individus appartenant à des civilisations inférieures et supérieures sont surtout l'effet de cette empreinte traditionnelle. Très accusées et très stables quand il a été élevé dans son groupe historique, elles s'effacent s'il est transplanté de bonne heure dans un autre groupe qui l'assimile.

    Lois générales de l'évolution mentale

    Les représentations collectives et les différences entre les civilisations, facteurs de l'évolution mentale, sont à leur tour des effets qu'il faudrait expliquer; problème non encore résolu et qui est, en partie du moins, psychologique. Qu'une structure mentale se soit stabilisée sous forme de tradition collective, c'est là un fait secondaire à l'existence même de cette structure. N'existe-t-il pas des lois intrinsèques de l'évolution mentale, lois générales qui pourraient engendrer des effets semblables dans l'évolution individuelle et dans l'évolution collective?

    Les lois de parallélisme

    Différents psychologues contemporains ont comparé la mentalité des primitifs décrits par les sociologues avec celle de l'enfant et, d'autre part, les ont rapprochées de la mentalité pathologique ou animale.

    Prépondérance de la vie émotionnelle sur la vie intellectuelle, instabilité affective, activité ludique, autisme, indistinction du désir et de la croyance, suggestibilité, primat de la perception globale et physiognomique sur la perception analytique et objective, imperméabilité à l'expérience (au sens où le physicien l'entend), tendance au symbolisme et à l'animisme, représentation de la causalité par participation d'essence, par action directe du semblable sur le semblable, croyance à l'action directe de la pensée et du désir sur les choses, magie, etc., voilà des notations qu'on trouve constamment, tant dans la description des peuples de civilisation inférieure (Lévy-Bruhl) que dans les études sur l'enfant (Piaget)et dans les travaux des psychiatres (Janet, Freud, Bleuler).

    Ces rapprochements montreraient qu'il est possible de définir les caractères d'une pensée "primitive" en général, qui s'oppose à la pensée du civilisé adulte et normal et surtout à sa forme scientifique et rationaliste; or il est certain que c'était surtout cette dernière forme que la psychologie classique avait observée et décrite; cet élargissement de ses horizons constitue, pour la psychologie génétique, un grand progrès.

    Que valent ces rapprochements?

    Ilsont été discutés. Seule l'évolution individuelle est observable celle de l'humanité ne peut être que reconstituée; le droit d'utiliser des documents statiques, comme l'état actuel des sociétés inférieures, pour représenter les stades de l'évolution préhistorique est contestable; le double sens du mot primitif est à lui seul toute une hypothèse. D'autre part, on ne peut admettre une identité des faits dans les diverses catégories que l'on compare. Cette idée appelle les mêmes réserves que la formule célèbre selon laquelle l'ontogénie reproduit la phylogénie. Les êtres que l'on compare sont adaptés à certaines conditions actuelles de vie qui expliquent en partie leurs caractères et, à côté des ressemblances, il faut noter des différences.

    Le sauvage n'est pas, psychologiquement, un enfant : celui-ci est socialisé dans une tout autre direction; sa mentalité est celle d'un être plastique, à évolution rapide, adapté par ses instincts à une sorte de parasitisme spécial dans le milieu familial qui s'interpose entre lui et le monde des choses et de hommes, subordonné à l'adulte par des relations qui n'on d'abord ni parité ni réciprocité. Le malade n'est pas non plus ramené à la mentalité enfantine ou primitive. Les régressions pathologiques, qui sont multiformes et dont chacune port l'empreinte spéciale de chaque entité morbide, ne sont jamais des retours purs et simples à un état antérieur normal de même que la détérioration d'une machine perfectionnée ne ramène jamais son fonctionnement à celui d'une machine simple.

    On doit encore être plus prudent dans la comparaison de formes inférieures de pensée chez l'homme avec le psychisme animal : le monde zoologique est extrêmement varié; chaque animal est parfaitement adapté à son milieu et à ses conditions définitives de vie, tandis que l'enfant ne l'est pas encore et que le malade ne l'est plus, malgré les ébauches ou le vestiges de fonctions supérieures qu'ils présentent et qui n'apparaissent jamais chez l'animal. Telles sont les réserves principales avec lesquelles il faut admettre les lois de parallélisme (W. Stern, H. Werner).

     

     

     

    La psychologie différentielle

    (Paul Guillaume)

    La psychologie ne peut s'en tenir à l'étude abstraite des fonctions mentales : elle doit se compléter par une psychologie différentielle (éthologie, typologie, caractériologie), dont l'objet est à la fois théorique et pratique. Du point de vue théorique, elle étudie les variations psychiques, leur étendue, leurs degrés de corrélation, leurs conditions : hérédité, milieu, éducation; elle est la psychologie des sexes, des races, des civilisations, des types sociaux, des aptitudes et des caractères individuels. Ses applications pratiques intéressent la pédagogie, la thérapeutique mentale, la sélection et l'orientation professionnelles, la législation pénale, la colonisation. Dans tous ces domaines, on sent aujourd'hui le besoin de substituer à une psychologie abstraite et sommaire de l'homme en général une enquête plus précise et plus concrète sur la variété des types humains; c'est ainsi qu'on prétend spécifier et même individualiser l'éducation, les pénalités.

    Les méthodes d'observation

    Les méthodes que la psychologie différentielle emploie pour établir les faits et pour les interpréter sont, pour une part, les diverses méthodes d'observation de la psychologie générale.

    L'introspection

    La première méthode consiste à demander à l'individu lui-même la description de sa vie intérieure.

    Quelle que soit l'importance de cette source de documents, il convient de rappeler ici que toute donnée introspective - analyse d'impressions, confession, autobiographie - est un simple document, justiciable des régies générales de la critique scientifique. L'introspection joue d'autre part un rôle indirect dans la connaissance d'autrui. On tend toujours à juger les autres d'après soi-même, à se mettre à leur place, à reconstituer par analogie leur vie intérieure. Cette assimilation conduit à sous-estimer et même à nier les différences individuelles; ici encore il faut opposer à cette tendance une attitude critique.

    L'observation du comportement

    L'interprétation de la conduite observée chez les autres n'est plus, ici, la reconstitution de leur état de conscience par analogie avec le nôtre, mais seulement la prévision de leur conduite ultérieure. Le problème du passage du comportement observé aux qualités, dispositions, aptitudes mentales caractéristiques de l'individu se simplifie; ces termes ne désignent plus des états intérieurs vécus, mais des lois de comportement; le passage des faits à la loi n'exige que la comparaison d'expériences objectives convenablement choisies.

    L'observation provoquée

    Qu'elle recueille les confidences des sujets sur eux-mêmes ou qu'elle note leurs réactions extérieures, l'observation est souvent provoquée; elle prend la forme d'enquêtes, de questionnaires adressés soit aux individus étudiés, soit à des observateurs qualifiés qui collaborent ainsi à la recherche.

    Le procédé semble fécond et facile; mais la qualité des informations ne répond pas toujours à leur étendue; beaucoup de renseignements sont équivoques et inutilisables. Employée avec circonspection, l'observation provoquée peut servir à poser et à dégrossir les problèmes, sinon toujours à les résoudre; elle a le mérite d'imposer à l'attention, soit la réalité des différences, soit l'uniformité de certains caractères, et de permettre une première détermination grossière des types et des corrélations. Citons comme exemples de son emploi le questionnaire de Galton sur les types imaginatifs, celui de Stanley Hall sur les jeux des enfants (15.000 réponses); la grande collection de dessins d'enfants de races et de milieux différents de Kerchensteiner (500.000 dessins); l'enquête faite par Heymans et Wiersma, avec la collaboration de nombreux médecins hollandais, sur 2.145 individus appartenant à 437 familles, pour servir de base à une classification méthodique des caractères et à une étude de l'hérédité mentale.

    L'expérimentation; le test

    Les mêmes tests servent à résoudre des problèmes de psychologie générale et de psychologie différentielle. Des mesures de temps de réaction ou de seuils de sensibilité montrent à la fois une fonction générale et des variations individuelles. Ces variations, à leur tour, posent de nouveaux problèmes généraux, quand on cherche à connaître leurs lois. Sont-elles dues, par exemple, à des dispositions primitives ou à l'exercice de la fonction? Dépendent-elles de conditions spéciales ou générales, périphériques ou centrales? Un test n'est donc un test de psychologie différentielle que par la destination qu'on lui donne et par l'idée qui oriente les comparaisons.

    D'ailleurs, la notion de la fonction psychologique en jeu, le langage employé pour la décrire sont empruntés à la psychologie générale. On a cherché à caractériser les individus par les fonctions pour lesquelles on avait réussi à créer des conceptions théoriques et des méthodes d'examen. L'importance donnée par la psychologie du XIXe siècle aux sensations et aux images élémentaires a conduit à la notion de types sensoriels (Charcot). Plus tard, à mesure qu'on développait des méthodes pour l'étude de faits comme la perception des couleurs, des formes, l'attention concentrée ou diffuse, la mémoire immédiate ou différée, on constatait les différences individuelles des résultats, on s'intéressait à leur nature et à leur amplitude, on apprenait à caractériser par ces tests les différents aspects de la réactivité d'un individu.

    Complexité de la réaction

    Mais les premiers expérimentateurs n'avaient pas aperçu d'emblée la signification complexe de ces épreuves. Ils croyaient étudier des faits élémentaires, des fonctions séparables. En réalité dans toute épreuve réelle interviennent des fonctions multiples qu'on n'isole que par abstraction. Un résultat dépend de plusieurs variables et quand nous n'en retenons qu'une pour le définir, c'est parce que nous croyons pouvoir assumer la constance de toutes les autres au cours des épreuves.

    Une expérience de discernement de deux pointes de compas par la sensibilité tactile met en jeu non seulement la sensibilité locale, mais l'attention, la fatigabilité, la suggestibilité, le souvenir des expériences antérieures, les idées préconçues, des sentiments comme la curiosité, l'émulation, la responsabilité, des attitudes intellectuelles comme la tendance à l'affirmation naïve ou l'esprit de doute et de critique. On n'étudie pas une "sensation tactile pure", mais la réaction mentale complexe d'une personnalité à la situation expérimentale.

    Il en résulte d'une part que l'interprétation de chaque expérience est délicate et implique de nombreux contrôles, d'autre part qu'elle peut comporter des conclusions qui dépassent parfois ce qu'on en attendait. Binet, appliquant. dans son Etude expérimentale de 1'intelligence, toute une série de tests très simples (écrire vingt mots, décrire un objet, reproduire de mémoire une lecture), arrive à déceler, chez ses deux fillettes, deux types intellectuels : l'observateur et l'imaginatif, ou deux attitudes qu'on peut appeler objective et subjective; ces dispositions générales se traduisent de façon saisissante dans chacun des tests employés. Une épreuve rapide, qui peut paraître porter sur une fonction très spéciale, peut donc être symptomatique des résultats qu'on obtiendrait dans d'autres sortes d'épreuves.

    De même encore, si on admet avec Jaensch (ces idées auraient d'ailleurs besoin d'une confirmation expérimentale plus solide) que certains types généraux de structure mentale - les formes et les degrés de l'intégration - donnent leur marque au psychisme à tous ses niveaux et se reflètent aussi bien par exemple dans le système des idées et la philosophie de la vie que dans les modalités de simples perceptions ou images mentales, on comprend la portée attribuée par cette école à certains tests précis et faciles à réaliser, dont elle cherche à codifier la technique et l'interprétation.

    Vers la découverte de lois organiques

    Nous sommes conduits par là au problème essentiel de la psychologie différentielle. Si les modalités individuelles de chaque fonction formaient chez un être un simple mélange, si des qualités quelconques pouvaient coexister en proportions quelconques, chaque test ne comporterait que des conclusions restreintes. Si, au contraire, ce mélange obéit à certaines lois d'équilibre et d'organisation, c'est la découverte de ces lois qui est l'objet principal de la psychologie différentielle et qui donne leur portée générale aux tests.

    La notion de type, la possibilité d'une classification des types impliquent l'existence de lois de ce genre. Cependant le type diffère de l'espèce; une classification des caractères ne peut se comparer que de très loin à la classification zoologique. Les espèces définies par les croisements féconds à l'intérieur du groupe restent, au moins pour la classification statique, nettement extérieures les unes aux autres; dans chacune, les caractères sont étroitement solidaires les uns des autres et la marge de leurs variations reste étroite.

    Au contraire, on ne peut distinguer, à l'intérieur de l'espèce, que des types fluctuants entre lesquels existent des transitions. Le type mental de chacun des deux sexes, par exemple, n'est qu'un type moyen; il comporte tant de nuances et de degrés qu'on peut trouver entre deux individus de même sexe, convenablement choisis, plus de distance qu'entre deux autres individus de sexe opposé. Il en est sans doute de même des caractères psychiques des races, des nations, des civilisations. Enfin l'idée de l'unité du caractère individuel, de l'harmonie interne ou de la liaison logique de tous les éléments dont il se compose reste jusqu'ici un objet de spéculation philosophique plutôt qu'un instrument de recherche scientifique; sa valeur empirique reste problématique.

    La notion de corrélation

    On comprend donc que la psychologie différentielle préfère à lanotion de relation fonctionnelle, telle qu'elle est comprise en physique, celle de simple corrélation. A la constance d'un rapport, cette notion substitue sa probabilité mesurable, sa fréquence statistique; elle reste ainsi plus proche des données empiriques effectives. Le calcul des corrélations permet d'apprécier numériquement le degré de concordance entre les notes ou les rangs obtenus par une série de personnes dans deux catégories différentes d'épreuves et par suite d'apprécier la parenté ou l'affinité des aptitudes que ces épreuves mettaient en jeu.

    Ainsi on peut chercher s'il existe des corrélations appréciables entre les aptitudes aux différents exercices scolaires. En généralisant le problème, on est conduit, avec Spearman, à demander à cette méthode de trancher la question si discutée de l'indépendance des aptitudes intellectuelles spéciales et de l'existence d'un facteur général commun.

    L'étude des corrélations permet d'aborder le problème des conditions externes des différences individuelles; par exemple y a-t-il une relation entre le niveau scolaire des enfants et le niveau social de leurs familles? La même méthode permet encore de comparer les individus à eux-mêmes dans différentes conditions, à différents moments de leur vie, aux différentes étapes de leur éducation et de répondre à toute une série de questions. Quelle est l'influence de l'exercice? Tend-il à niveler ou à accentuer les différences individuelles? Quelle corrélation y a-t-il entre les premiers résultats de l'apprentissage et l'aptitude définitive? Et, par suite, quel pronostic des épreuves initiales rapides autorisent-elles sur l'évolution ultérieure de l'aptitude? C'est là un problème essentiel pour l'orientation et la sélection professionnelles, pour la sélection scolaire des anormaux et surnormaux.

    Dans tous ces problèmes, les faits ne donnent jamais de réponses simples, mais des coefficients de corrélation dont l'interprétation est délicate. On doit se demander dans chaque cas si la corrélation obtenue est significative, c'est-à-dire supérieure à la probabilité fortuite; dans l'affirmative, il reste à discerner les liens de causalité réels, plus ou moins masqués par l'interférence de nombreux facteurs que l'analyse expérimentale n'arrive jamais à isoler complètement.

    Synthèse de l'individu

    L'étudeanalytique des types et des corrélations de caractères est-elle l'ultime effort de la science? Ne peut-elle atteindre l'individu lui-même, le définir, en réaliser la synthèse? Une biographie psychologique, soit en histoire, soit en clinique, n'est pas en principe une œuvre étrangère au domaine de la science. En fait, cependant, les meilleures biographies sont plutôt jusqu'ici des œuvres d'art que des travaux scientifiques rigoureux. Le biographe essaie, par un effort de compréhension sympathique et impressionniste, de dégager directement ce qui lui semble faire l'unité de son personnage; souvent il omet des détails pour mieux faire ressortir ce qu'il tient pour essentiel. Le personnage historique, comme le héros d'une œuvre littéraire, se simplifie parce qu'on ne veut retenir de l'homme que ce qu'il a réalisé dans ce qu'on regarde comme son rôle ou sa mission historique; l'individu s'efface derrière l'œuvre; celle-ci, d'ailleurs, est aussi le produit du milieu et du moment, l'interférence d'un individu et d'un moment de l'histoire collective.

    A ces biographies, Stern a opposé les psychographies, dans lesquelles la synthèse procéderait d'une méthode plus objective. Elle s'appuierait sur une analyse très complète des manières d'être de l'individu, établie à partir d'un schéma général et systématique de tous les aspects sous lesquels un individu peut être caractérisé du point de vue psychologique. L'Institut psychologique de Hambourg a, sous la direction de Stern, établi un modèle de fiche psychographique de ce genre. C'est en partant de cette documentation impersonnelle et objective qu'on chercherait ensuite à dégager l'unité du complexe individuel, dans la mesure où les faits le permettent; cette unité serait d'ailleurs plutôt celle d'un organisme mental que celle d'une formule dont tous les faits pourraient logiquement se déduire.

     

     

     

    La caractérologie

    (Henri Wallon)

    L'étude du caractère, ou des caractères, est à la fois très ancienne et très nouvelle. C'est un thème exploité de tout temps par les moralistes, les auteurs comiques, les romanciers. Mais c'est un chapitre de la psychologie encore très incertain de ses méthodes. L'attention et l'imagination sont d'abord attirées et occupées par ce qui est concret, individuel, et qui touche immédiatement à nos personnes. La connaissance scientifique, au contraire, ne peut se développer qu'à partir de notions bien délimitées et comme purgées de tout élément subjectif. Certains en concluent qu'il y a des objets auxquels l'intuition esthétique, la représentation littéraire seules conviennent, parce qu'avec ses formules rigides, la science dépeceuse y supprimerait l'essentiel ainsi, dans la conduite d'un individu, la mobile unité et cette harmonie diffuse qui maintient l'identité dans le renouvellement. De même, certaines situations exigeraient le sacrifice de l'esprit de géométrie à l'esprit de finesse par exemple, quand on veut manier des hommes, c'est-à-dire utiliser leur caractère à des fins précises.

    Le caractère en littérature

    Assurément, l'art est une façon de connaissance (Lucien Febre). Il n'agit pas sur tous; mais, à ceux sur qui il agit, il révèle moins la réalité que les exigences de leur sensibilité et de leur compréhension. Par suite, il leur donne de nouveaux besoins et de nouveaux moyens en face du réel. Il le présente tel qu'il pourrait être pour les satisfaire, il ne le présente pas tel qu'il est. Le raccord se fera-t-il? S'il s'opère, ce sera une étape nouvelle franchie par la science.

    Il y a des savants, ce sont les plus grands, qui obéissent à des nécessités esthétiques devant l'objet de leur science. Ils ne peuvent pas ne pas le reconstruire, mais leur construction doit se trouver conforme aux données de l'expérience. L'art est dispensé de cette obligation et c'est pourquoi il peut anticiper sur la connaissance.

    Le dramaturge ou le romancier disposent à leur gré des circonstances propres à révéler un caractère tel qu'ils l'ont conçu; ce caractère sera tenu pour vrai s'il est plausible et non pas s'il est plus ou moins conforme à des exemplaires plus ou moins courants; il doit donc présenter une sorte de cohérence intime. Cohérence qui n'exclut pas les changements ou les contrastes et dont la diversité, de source surtout imaginative, est la raison du grand profit que l'observateur peut trouver à fréquenter des personnages de fiction. Ils lui apprennent à diversifier les ensembles qu'il est capable de découvrir dans la réalité. Ils lui sont un stimulant et lui suggèrent des possibilités.

    Mais le naïf qui se munirait de leurs portraits pour s'y retrouver dans le monde s'exposerait à de plaisantes aventures. Les traits employés pour les décrire n'ont guère plus de ressemblance avec le vivant que la substance des couleurs avec la substance d'une carnation. C'est ce que Pierre Abrahama pu démontrer à propos des personnages dépeints par Balzac. Entre leur figure physique et leur figure morale, il a relevé de bien curieuses contaminations sous le signe de l'or les yeux jaunes révèlent l'avarice de l'âme, et leur couleur change, chez le même personnage, en même temps que sa destinée.

    En réalité il s'agit entre l'auteur et le lecteur de conventions qui puissent leur devenir immédiatement communes, et non pas de rapports qui existeraient dans les choses et qu'il leur faudrait avoir déjà découverts. A chaque artiste ses moyens d'expression. Tout au plus peut-il les emprunter à ce lot d'expériences communes qui sont plutôt tradition ou folklore que constatations objectives et, plus souvent encore, utilisation plus ou moins symbolique d'affinités verbales, sensorielles ou morales.

    D'où vient la supériorité habituellement accordée aux créations de Shakespeare, de Molière, de Balzac, de Tolstoï sur celles de la caractérologie scientifique? De ce que tout y est subordonné à l'essentiel, c'est-à-dire à l'indissociable union du sujet avec les circonstances qui suscitent ses actions, et de ses actions avec le destin qui se poursuit en lui.

    Le caractère en psychologie

    C'est précisément à l'avènement de semblables soucis en psychologie que la caractérologie doit la place qu'elle y a prise aujourd'hui. Il se trouve, en effet, que les conclusions de la psychotechnique sont souvent démenties par les faits tant qu'elle se borne à mettre en rapport une aptitude avec un travail. Car l'aptitude est celle d'un homme qu'elle ne représente pas tout entier; et le travail d'un homme peut être en opposition avec le reste de sa personnalité. D'où lassitude et dégoût rapides, manque d'élan et manquements professionnels, accidents de travail, changements de métier, pertes d'argent pour l'employé et pour l'entreprise.

    A ces constatations pratiques s'ajoutait l'insuffisance chaque jour plus évidente des conceptions atomistiques en psychologie. La vie mentale n'est pas la simple somme ou la simple combinaison d'éléments qui existeraient par eux-mêmes et comme antérieurement à elle. L'ensemble a plus de réalité que les parties; elles en sont solidairement l'expression et chacune en tire sa signification présente; dans un ensemble différent elles en auraient une autre. Il est donc impossible d'isoler aucune réaction psychique et de l'interpréter pour elle-même. Elle appartient à un complexe donné de circonstances, à un certain degré ou niveau d'activité et à la vie d'un homme.

    Les facteurs du caractère

    Le milieu oul'objet, les dispositions actuelles du sujet, la courbe échue ou prévisible de son existence, autrement dit le déterminisme des situations ou des choses, celui du tempérament biopsychologique, celui du temps, telles sont les trois coordonnées propres à définir le caractère. Dans quelle mesure y a-t-il entre elles indépendance ou dépendance réciproques? Cette mesure varie certainement avec les événements et avec les individus; l'indépendance en tous cas n'est jamais totale. L'un ou l'autre élément peut sembler prépondérant, mais il est toujours impossible de le maintenir à l'exclusion strictedes autres.

    Le caractère est souvent défini comme l'empreinte mise sur l'individu par son existence ainsi le caractère commun aux hommes d'une même profession. Pourtant, le choix de la profession eût-il été lui-même entièrement fortuit, les habitudes professionnelles ne sont jamais contractées de façon purement passive.

    Elles exigent un consentement soit massif, soit graduel et moléculaire; soit empressé, soit résigné; et elles s'amalgament ainsi différemment à la personne de chacun. D'un point de vue opposé, le caractère peut être défini : ce qui explique qu'en présence des mêmes circonstances deux individus, qui disposeraient des mêmes possibilités intellectuelles ou techniques, réagissent diversement. Pourtant, une situation ne peut être perçue identiquement par deux sujets dont les dispositions présentes, le passé et les projets diffèrent.

    Une hiérarchie de structures

    Prise dans chacun de ses moments successifs, la vie psychique présente une structure qui exprime l'action réciproque du sujet et du milieu. Prises dans leur succession, ces structures s'ordonnent dans une structure supérieure qui donne à la personnalité sa physionomie et qui permet de la comparer ou de l'opposer à d'autres. L'analyse ne peut donc jamais trouver que des facteurs déjà complémentaires d'autres facteurs. Il est, par suite, impossible d'expliquer la personnalité et le caractère mécaniquement ou déductivement, en partant d'éléments toujours identiques à eux-mêmes. D'un cas à l'autre, ils diffèrent, dans la mesure où les ensembles dont ils font partie diffèrent. Ils ont bien chacun une spécificité propre, mais qui ne représente qu'une simple probabilité.

    Le coefficient d'incertitude ne pourrait être réduit qu'en les intégrant par degrés dans des ensembles de plus en plus complets où interviendraient toutes les circonstances d'origine extérieure ou intime qui peuvent constituer une existence. Il est évident que, si le concours de ces circonstances devait être purement quelconque, le degré d'indétermination varierait avec chaque cas. Mais leur rencontre et leur ajustement réciproques ne peuvent être fortuits si la personnalité, le caractère, la destinée d'un individu sont des ensembles organisés. Il ne semble pas que les modes d'organisation varient à l'infini. Sans doute répondent-ils à un certain nombre de types.

    La caractérologie paraît de plus en plus s'éloigner des conceptions purement atomistiques et mécanistes. Elle s'attache moins à découvrir des éléments premiers qu'à reconnaître des ensembles plus ou moins partiels de fonctions ou de circonstances, à déterminer dans quelle mesure et de quelle manière ils semblent s'appeler entre eux pour s'ordonner enfin dans l'unité du caractère. Il ne suffit pas d'envisager les déterminismes du tempérament, du milieu, du temps comme des déterminismes se limitant réciproquement. Il faut se demander s'ils ne sont pas tous ensemble commandés par certains déterminismes structuraux qui répondraient à des systèmes discontinus d'équilibre entre lesquels il n'y aurait pas de combinaisons viables. A chacun de ces systèmes répondrait un type de caractère. L'étude des types n'est pas exclusive d'études plus analytiques, mais elle paraît en être le couronnement nécessaire.

    Le tempérament du sujet

    C'est du sujet et de son tempérament, élément le plus immédiatement saisissable et le plus concret, qu'est partie la caractérologie. Elle l'a d'abord fait de façon mécaniste, parce qu'il est plus facile pour l'esprit de dévider ce qu'il croit tenir enclos dans ses images ou dans ses concepts que de leur chercher des conditions qui dépassent leurs cadres actuels.

    Sans remonter jusqu'aux quatre tempéraments d'Hippocrate et de Galien, dans ces trente dernières années Heymans et Wiersma ont proposé de ramener tous les caractères à 8 types. Ils obtenaient ces types par la combinaison variable de 6 facteurs fondamentaux, ou plutôt de 3 facteurs et de leurs contraires : émotivité et non-émotivité; activité et non-activité; primarité et secondarité (la primarité étant le fait de ceux qui réagissent à leurs impressions présentes et non aux impressions déjà passées à l'état de latence, comme c'est le cas dans la secondarité). Considérant ensuite les différentes manifestations du caractère, ils montrent, à l'aide de statistiques minutieuses, comment chacune d'entre elles voit son pourcentage croître ou décroître avec la présence ou l'absence de l'un des trois éléments constitutifs du caractère. Mais les formules utilisées sont beaucoup trop étroites, beaucoup trop factices pour ne pas être débordées par les faits de toute espèce que l'observation et l'expérience font surgir.

    Complexions psychophysiologiques

    Les premiers faits que leur objectivité bien apparente a imposés sont des particularités biologiques, et d'abord des particularités morphologiques.

    C'est ainsi qu'un médecin lyonnais, Sigaut, avait décrit, en rapport avec la prépondérance des fonctions digestive, respiratoire, musculaire ou cérébrale, 4 types d'individus qui se distinguaient entre eux non seulement par les aptitudes ou les besoins physiologiques et par la vulnérabilité morbide, mais aussi par la conformation corporelle : différences de proportion en largeur et en hauteur entre les étages de la face, entre les segments du tronc, entre la tête et le reste du corps. Pierre Abraham est sans doute, parmi les auteurs qui ont adopté cette classification, celui qui a le plus insisté sur son importance dans l'étude du caractère.

    De même ordre est la distinction de Viola entre les individus chez qui l'indice pondéral, c'est-à-dire le développement du tronc, l'emporte, et ceux chez qui l'emporte l'indice morphologique, ou longueur des membres. Dans le premier cas, le psychisme est plus étroitement dépendant des fonctions végétatives; la vie de relation est plus active, plus subtile dans le second cas. Pende s'est attaché lui aussi à reconnaître les rapports qui peuvent exister entre la complexion physique et les dispositions psychiques. Le rôle à la fois morphogène et psychogène des glandes à sécrétion interne étant bien connu, il cherche à ramener la différence des tempéraments à des différences dans l'équilibre des sécrétions endocrines.

    Complexions psychomotrices

    Entre les fonctionsmotrices et les fonctions psychiques, la pathologie et l'expérimentation ont montré dans ces dernières années qu'il y a des relations étroites. Les composantes du mouvement sont diverses et leurs rapports ne sont pas les mêmes chez tous.

    On peut opposer en particulier à l'activité contractile des muscles, d'où résulte le mouvement proprement dit, une activité tonique d'où résultent les attitudes; et aux influx moteurs qui procèdent de l'écorce cérébrale, des activités automatiques et posturales dont le siège est sous-cortical.

    La subordination des étages inférieurs aux étages supérieurs de l'axe cérébro-spinal et la régulation de leurs différentes fonctions présente des variations individuelles. La diversité des complexions psychomotrices, qui en est la conséquence, a fait l'objet de récentes études dont les plus complètes sont dues à Gourevitch et ses élèves et à H. Wallon.

    Ensembles psychopathologique

    D'autres ensembles psychophysiologiques souvent utilisés dans l'analyse du caractère ont leur source dans l'étude des déviations constitutionnelles auxquelles sont dues certaines affections mentales. La maladie en effet, lorsqu'elle n'est pas la réaction de l'organisme à un agent pathogène, peut consister dans la simple exagération de manifestations et de dispositions qui, entre certaines limites, appartiennent à l'état normal.

    Cycloïdes et schizoïdes

    C'est ainsi qu'ayant opposé psychologiquement, avec Bleulerdeux grandes entités morbides, la psychose maniaque dépressive ou cyclothymie et la démence précoce ou schizophrénie, différents auteurs, dont Kretschmer, ont tenté de classer les sujets normaux en cycloïdes et schizoïdes. Les cycloïdes sont susceptibles de présenter des oscillations de l'activité psychique dans tous ses domaines, soit spontanément, soit sous le choc des influences extérieures. Leur aptitude à réagir en accord avec les circonstances fait qu'on les dit syntones avec l'ambiance; ils se confondent à peu près avec ceux que Jungappelle extravertis pour leur orientation fondamentale vers le monde extérieur et ses contingences.

    En complète opposition avec eux, les schizoïdes, introvertis de Jung,ne s'adaptent pas spontanément aux réalités extérieures ni aux événements. Ils en sont comme séparés, de même qu'entre les différents domaines de leur vie psychique, il peut y avoir isolement plus ou moins complet. Ils obéissent à des motifs surtout endogènes, qui peuvent être d'ailleurs, suivant les cas individuels, soit d'ordre intellectuel, soit d'ordre sentimental ce sont des systématiques, des fanatiques, des passionnés. A ces deux types psychologiques, Kretschmer a essayé de faire correspondre des types biomorphologiques : un type pour les cycloïdes et trois types différents pour les schizoïdes. La concordance entre les deux séries, la morphologique et la psychique, a paru peu rigoureuse à nombre d'observateurs.

    Hystéroïdes

    De même, il a semblé que la répartition de l'humanité en deux catégories laissait en dehors d'elles bien des cas et Kretschmer lui-même a admis l'existence possible d'une troisième classe, celle des hystéroïdes, dont le prototype pathologique est l'hystérie. Ce sont des sujets qui conservent un certain degré d'infantilisme physique, moteur et psychique. Leur activité n'est tournée ni vers des motifs extérieurs ni vers des motifs intérieurs, elle est plutôt tournée vers elle-même. Elle est son propre objet. Elle est mièvre, maniérée, égoïste ou du moins autoplastique. Elle peut, d'ailleurs, aboutir à des manifestations professionnelles ou esthétiques, mais dans la mesure où elle a le sujet lui-même pour objet ou pour motif.

    Epileptoïdes

    Le propre de la maladie n'étant pas évidemment de créer des traits nouveaux, mais de les présenter hors de proportion avec l'ensemble, soit par grossissement, soit par isolement, il est assez naturel que la première description en soit faite à propos de cas pathologiques, mais qu'ils soient ensuite reconnus chez des sujets normaux. C'est ainsi que nous étant attaché à découvrir, sous le langage, les gestes, le comportement d'enfants épileptiques, puis d'épileptiques adultes, quelle est leur façon de penser, d'entrer en contact avec les idées, les situations ou les choses, nous avons vu qu'elle est aux antipodes de la pensée symbolique et elliptique : pour entrer en possession de son objet, elle doit s'en donner comme une représentation motrice et verbale; elle le perçoit et le conçoit, seulement dans la mesure où elle le fait passer dans les appareils de réalisation ou de projection; aussi ne peut-elle s'en détacher à moins d'en avoir épuisé toutes les circonstances. De là des énumérations, des digressions, cette adhérence exclusive à l'objet actuel de la représentation ou de l'idéation, cette viscosité mentale qui est si apparente chez les épileptiques.

    Cette forme de pensée, en quelque sorte indivise avec l'action, et que nous avons appelée projective, nous l'avons retrouvée, non seulement à un certain stade du développement intellectuel de l'enfant, mais aussi chez des adultes normaux. Elle n'est pas exclusive d'un niveau mental élevé, et elle peut alors avoir pour conséquence une grande puissance d'organisation et de réalisation, mais à objectif habituellement limité ou du moins très graduellement progressif. Aux trois catégories d'origine psychopathologique admises par Kretschmer s'ajouterait donc celle des épileptoïdes. Néanmoins, à l'encontre de Mme Minkowska, qui a fait en Suisse une enquête sur des familles d'épileptoïdes, nous répugnons à parler d'une constitution épileptoïde.

    La notion de constitution est de celles qui ont prêté aux discussions les plus confuses. Son introduction en caractérologie a été le point de départ de controverses vaines. Dans la pratique, la constitution devient une raison dernière qui dispense trop souvent d'analyser les faits de plus près et, depuis que certains auteurs croient pouvoir juxtaposer plusieurs constitutions chez le même individu, elle ressuscite un atomisme psychologique des plus décevants.

    L'écriture et la main

    Parmi les investigations qui portent sur le sujet, il faut mentionner l'étude de l'écriture et celle de la main, bien qu'elles soient suspectes à beaucoup.

    La graphologie tend déjà à perdre son caractère rituel et absolu. Du point de vue expérimental, il semble indubitable que les rapports de l'écriture avec la main (qui est sans doute notre plus vieil et reste notre plus instinctif instrument d'expression), que ses rapports avec le rythme et l'objet de notre pensée, dont elle canalise le débit mais dont elle doit nécessairement traduire les hésitations ou les impatiences inavouées, avec notre personnage enfin, qui se pose et s'éprouve en écrivant, soit vis-à-vis de lui-même, soit vis-à-vis d'autrui, font d'elle un enregistreur de nos dispositions intimes d'autant plus fidèle que ses notations échappent à notre contrôle.

    La chiromancie, encore à demi engagée dans l'occultisme, comme jadis la chimie dans l'alchimie, se présente sous un aspect global et divinatoire qui est à l'opposé des exigences analytiques de nos sciences. Elle prétend atteindre d'emblée destinée, événements ou situations extérieures, tempérament tout ce que nous voudrions faire entrer dans l'étude du caractère, mais par une intégration progressive et rigoureusement contrôlée, non par l'interprétation de traits à signification surdéterminée et qui préexisteraient aux effets dont ils témoignent. Néanmoins, l'étude des anormaux montre, suivant la catégorie à laquelle il appartiennent, des différences grossières dans la forme, les proportions, la consistance, les téguments, la circulation de leurs mains. La pauvreté expressive ou les contorsions en sont évidentes. Quand elles sont les instruments d'une activité plus subtile, d'intentions plus définies et plus nuancées, d'une sensibilité sensorielle et morale plus intuitive et plus discriminative, d'une pensée et d'une imagination plus inventives, il n'est pas douteux que les mains doivent en être modifiées.

    Le milieu et le temps

    Action du milieu

    L'étude du tempérament individuel, malgré les difficultés qu'elle oppose à une observation rigoureuse, malgré le danger des classifications systématiques, a du moins l'avantage de s'appliquer à un objet unique, concret. L'action du milieu et celle du temps offrent à la caractérologie des objets beaucoup plus dispersés et dont le rassemblement exige des investigations très étendues, une grande diversité de points de vue.

    Le milieu est complexe. Il est constitué d'abord, sans aucun doute, par les personnes avec lesquelles le sujet est en rapport, puis par les objets qui l'entourent; on verra quel sens très large a ici le mot objets.

    Les personnes

    Le sujet est en rapport avec elles, soit à titre purement individuel, soit parce qu'elles font partie d'un certain groupe, d'une certaine collectivité. Et la structure du groupe réagit alors nécessairement sur les rapports individuels. Il arrive même souvent que l'attitude réciproque de deux individus change selon les occasions où ils se rencontrent. Mais, si l'influence de la situation est certaine, la nature et le degré de l'attitude réciproque dépend aussi des deux personnalités constituant le couple.

    Dans les ensembles les plus fortement unis ou les plus homogènes, il se produit des différenciations qui sont dues, en proportion très variable dans chaque cas, à l'interaction de la structure propre au groupe et des rapports que chaque personnalité entretient avec telle ou telle autre et avec toutes. Il peut en résulter une action en retour, une empreinte décisive et différente pour chaque individu. Dans une famille les rapports entre parents et enfants, ou des enfants entre eux, non seulement se conditionnent réciproquement, mais dépendent aussi des situations que font à chacun les accords ou désaccords des caractères, la différence des âges, la place occupée dans la suite des frères et sœurs. Entre l'aîné et le benjamin surgissent souvent des attitudes complémentaires que chacun conserve ensuite dans ses relations avec des personnes quelconques.

    Le même personnage peut présenter non seulement une grande diversité mais aussi des contrastes de conduite dans les différents milieux auxquels son existence le mêle. Arrogant et brutal vis-à-vis des siens, il peut se montrer conciliant ou servile dans sa profession; une grande soumission, une excessive sollicitude familiales peuvent avoir pour contre-partie des exigences autoritaires ou vexatoires dans le travail. Certains sujets sont très sensibles à l'influence de l'ambiance, mais peuvent y réagir en s'y opposant. D'autres y restent réfractaires, s'adaptent mal à la diversité des milieux et des relations ou savent imposer à leurs entourages variables la constance de leurs manières et de leur caractère. Le contact avec des personnes connues ou étrangères, plus âgées ou moins âgées, plus riches ou plus pauvres, de situation supérieure ou inférieure, peut servir de révélateur pour les dispositions du sujet, mais aussi en influencer l'orientation.

    Les objets

    Ils doivent être entendus ici au sens le plus large. Les objets matériels ont rarement une action décisive par eux-mêmes ils sont le symbole ou la cause de situations auxquelles revient l'influence essentielle sur le développement ou les modifications de la personnalité par exemple la richesse ou les privations. Mais il y a aussi les idées et les attitudes que ces situations suscitent, soit par leur contenu propre, soit par leur aspect traditionnel ou de nouveauté. Ici se place l'influence de la culture - art, savoir, sports - la réaction globale de ferveur ou de dédain, en même temps que les préférences particulières qu'elle peut susciter. Puis les différentes techniques professionnelles ou sociales, la variabilité des goûts, des répugnances, des aptitudes qu'elles révèlent et qu'elles cultivent. Enfin les situations imprévues et les dispositions cachées qu'elles peuvent faire émerger. Il ne faut pas non plus oublier la personne du sujet lui-même, l'image qu'il s'en fait, le souci qu'il en a, les devoirs qu'il se croit obligé de lui rendre et qui ne sont que la projection sur lui-même du spectacle qu'il se donne de son individualité dans le monde.

    Action du temps

    C'est évidemment en fonction du temps que se constitue et qu'évolue le caractère, puisqu'il n'est jamais tout à fait fixé et que chaque jour, chaque événement nouveau et jusqu'à la répétition des mêmes situations lui sont une occasion, lui font une nécessité de se modifier. Mais il y a plus dans la durée d'une existence, ce ne sont pas seulement les incidents qui s'ajoutent entre eux pour transformer graduellement le sujet qui y réagit elle est entraînée par un mouvement qui lui est propre et qui fait successivement franchir à la personnalité des étapes en ordre irréversible. L'étude de la psychogenèse doit de plus en plus guider l'étude de la psychologie.

    Un des premiers qui aient subordonné au développement de l'individu les manifestations de la vie psychique, est Freud, mais il s'est représenté cette évolution sous la forme encore très mécaniste d'une tendance à la répétition. Les complexes que la libido, en éveil dés la naissance, commence par retrouver sont ceux de l'espèce, à l'époque de la horde primitive; et elle ne cesse de persévérer, semblable à elle-même, mais en se détachant de ses anciens objets pour se fixer sur de nouveaux. Ces fixations successives sont l'histoire évolutive de l'individu. Une fixation qui le retient en dépit de son âge est une cause de névrose et de perversion. Sous le coup de certains traumatismes psychiques, la libido peut aussi refluer vers des objets déjà dépassés. C'est le présent et l'avenir, au contraire qui, pour d'autres, influent sur la formation du caractère. Par exemple, pour Adler, l'enfant se mesurant aux situations ou aux personnes qui risquent de l'opprimer réagit à ses complexes d'infériorité en se tournant vers l'avenir, en y localisant ses possibilités de revanche ou de triomphe et en s'efforçant de développer les aptitudes correspondantes.

    Les crises psychophysiologiques

    Cetteinfluence du passé ou de l'avenir peut s'observer au cours de l'évolution mentale, mais ce qui la caractérise essentiellement, c'est une succession de crises psychophysiologiques qui remanient chaque fois l'ordre des facteurs d'où la conduite reçoit ses impulsions et son orientation. Avant trois ans l'enfant est uni à son entourage à peu près exclusivement par une sorte de participation affective. Le sentiment de sa personne, opposable à celle des autres, lui vient alors et en même temps la notion de ce qui est dû à chacune; c'est le point de départ d'exigences pour soi-même, de ruses ou d'agressions vis-à-vis des autres. A sept ans, une autre activité passe au premier plan une sorte d'intérêt technique tourné vers les choses remplace les simples rapports entre personnes; de plus en plus les relations de l'enfant avec son entourage s'ordonnent autour des tâches qu'il se donne; il se cherche des compagnons, des collaborateurs, des modèles.

    La puberté enfin remet en question des façons de faire et de penser qui semblaient être devenues très semblables à celles de l'adulte. Eprouvant brusquement le sentiment d'être désadapté vis-à-vis de lui-même, insatisfait des relations qui l'unissaient à son entourage, dysharmonique, en proie à des impressions ambivalentes, l'adolescent semble pressentir derrière la surface des choses un mystère, une nouvelle dimension, des raisons occultes ou métaphysiques et il accède ainsi à une notion qui s'était jusqu'alors dérobée à lui celle de loi, d'un effet en puissance, d'un monde où les choses ne font pas que juxtaposer leurs ressemblances et leurs différences, mais peuvent être ramenées à des principes d'où résulte leur aspect actuel.

    D'autres crises, plus ou moins apparentes, poussent l'homme au zénith puis vers le déclin de sa destinée. La plus connue est la ménopause, source fréquente de transformations affectives et mentales; elle n'est pas exclusivement féminine.

    Communes à tous, ces crises n'en mettent pas moins des différences entre les individus : leurs manifestations et le nouvel équilibre qu'elles instaurent ne sont pas chez tous identiques. Mais au-dessus de cette simple succession, certains auteurs, comme Mme Ch. Bühler, se demandent si, en traçant la courbe d'une vie individuelle, on ne pourrait pas la ramener à une formule totale. Les formules individuelles sont-elles toutes semblables entre elles ou répondent-elles à différents types? Dans ce cas, les étapes du caractère ne présenteraient-elles pas une sorte de solidarité et comme une structure dans le temps? Les possibilités de prévision en seraient évidemment accrues.

    Les méthodes

    La caractérologie n'a pas, jusqu'à présent du moins, suscité de méthodes vraiment nouvelles. Mais celles qu'elle utilise ne lui conviennent pas toutes également et doivent lui être appropriées.

    L'observation

    Au point de départ, la simple observation comme dans tous les domaines de la psychologie. Son objet se composant de manifestations polymorphes et appartenant a tous les moments de l'existence, cette observation doit être menée systématiquement, par exemple à l'aide de questionnaires portant sur les circonstances les plus diverses de l'existence.

    Les tests de caractère

    Dans une certaine mesure l'observation peut être provoquée à l'aide de situations bien réglées. Mais le sens de la réaction est faussé pour peu que le sujet s'aperçoive qu'il est mis à l'épreuve. C'est là une limite insurmontable, semble-t-il, à l'emploi généralisé des tests, qui sont au contraire l'instrument de prédilection pour la recherche et la mesure des aptitudes. Car, pour peu que le sujet ait été induit à donner son plein rendement, le test d'aptitude le met dans l'attitude naturelle et avouée de l'homme en présence de sa tâche, tandis qu'avec le test de caractère il faut opérer à l'insu du sujet pour obtenir une réaction spontanée et véridique - ce qui est toujours compliqué et bien chanceux.

    L'intérêt du test est, d'autre part, d'aboutir à une réponse étalon qui permette des comparaisons rigoureuses et quantitatives. Mais chercher à uniformiser ainsi les réactions du caractère, c'est souvent les dépouiller de ce qui est éminemment propre à l'individu et qui seul est capable de leur donner leur vraie et pleine signification. Aussi les tests d'égoïsme, de tricherie, de persévérance imaginés par Henning ou par Decroly risquent-ils, en dépit de leur grande ingéniosité, d'aboutir à des résultats moins surs et moins riches que les remarques d'un observateur perspicace.

    Le test-réaction a été souvent remplacé par le test-jugement, d'un maniement plus commode. Interrogé sur un cas bien défini, le sujet doit dire ce qu'il en pense ou comment il aurait agi lui-même. Mais son attitude est alors celle d'un arbitre. Sa réponse témoigne plus de ses opinions morales ou de celles qu'il croit recommandables que de sa conduite éventuelle.

    Comparaisons statistiques

    On a souvent appelé "tests" des questionnaires adressés au sujet même. Bien qu'ils puissent, eux aussi, donner lieu à des comparaisons statistiques, leur portée est assez différente. Il s'agit de répondre tantôt directement sur ses propres goûts, projets, etc., tantôt à un interrogatoire dont seule l'analyse du psychologue saura tirer des conclusions. Cette méthode a été utilisée surtout en Amérique. Certains de ces questionnaires ont été appliqués à plusieurs milliers d'individus. Celui de Woodworth a d'abord été étalonné sur des aliénés et tend à établir numériquement, d'après le pourcentage des réponses positives, le degré de névropathie du sujet. Portant sur les menus faits de la vie quotidienne, les habitudes, les manies, les préférences, les phobies qui peuvent s'observer plus ou moins couramment, son emploi a été étendu aux sujets normaux d'une façon plus qualificative.

    Un autre questionnaire des plus répandus est celui de Pressey. Il est surtout fondé sur le principe des mots d'épreuves et des associations verbales. Mais les associations ne sont plus entièrement libres comme dans la méthode de Jung. Le sujet doit seulement marquer d'un signe les mots de la liste qui lui causent une impression agréable ou désagréable. Ou bien il doit souligner dans une série de quelques mots ceux qui lui paraissent avoir le plus de rapport entre eux. Cette systématisation de l'épreuve permet d'en mieux fixer la signification en facilitant des comparaisons étendues.

    Déterminer pour chaque trait de caractère - qu'il soit impliqué dans une de ces réponses, ou révélé par un test, ou relevé par l'observation biopsychologique - quelle est sa répartition dans une classe ou catégorie plus ou moins rigoureusement définie d'individus, ce qui est déjà établir une sorte de corrélation entre ce trait et cette définition; rechercher le degré de corrélation qui peut exister entre plusieurs de ces traits pris deux a deux; comparer plusieurs de ces corrélations entre elles par quelqu'un de ces procédés mathématiques dont Spearman a donné un exemple avec ses tétrades : voilà ce que la caractérologie ne peut se dispenser de faire car, sur le terrain des aptitudes où elle a pris naissance, cette méthode a montré combien il est indispensable de mesurer rigoureusement la cohésion ou l'indépendance réciproque de manifestations ou de circonstances observables dans un même ensemble.

    Un moyen de contrôle

    La complexité de ce qui peut entrer dans une conduite ou constituer un caractère rend cette vérification particulièrement nécessaire. Néanmoins la statistique ne peut être pour le psychologue qu'un moyen de contrôle et non un moyen de découverte. Les mathématiciens sont les premiers à y insister. La différence entre les coefficients de corrélation n'est jamais assez marquée pour autoriser une évaluation certaine des affinités plus ou moins essentielles qui peuvent définir une structure. Leur nature reste à découvrir.

    Une recherche qui se voudrait exhaustive et qui accouplerait mécaniquement des traits quelconques nous mettrait devant une masse amorphe de résultats enchevêtrés, entre lesquels il nous serait impossible de réaliser des groupements, de déterminer des ensembles, de reconnaître des types. Les types supposent la discontinuité. La discontinuité ne s'observe pas dans les courbes de fréquence de chaque trait isolé. Elle ne peut donc exister qu'entre les groupements de traits. Et si elle n'était qu'un découpement utilitaire et approximatif des êtres pour les faire mieux entrer dans les cadres de nos prévisions et de notre' action, l'impossibilité n'en serait que plus absolue d'obtenir la différenciation des types par des procédés statistiques.

    La nécessité subsiste donc d'utiliser des formes d'observation où l'intuition, le sens esthétique, le flair expérimental gardent l'initiative. Toutes les méthodes de vérification et de comparaison interviendront ultérieurement. Mais le psychologue doit pouvoir se représenter à travers les individus des types de caractères. Souvent le type sera une individualité en présence de laquelle il aura senti se cristalliser tout ce qu'il y avait en lui de prévisions ou de divinations latentes, de connaissances, d'expériences ou d'impressions encore diffuses. Il opérera à la manière du clinicien dont les observations commencent par se grouper autour d'un cas princeps puis, à chaque cas nouveau, se contrôlent, s'ordonnent successivement entre elles de manière à laisser tomber ce qui pouvait être contingent, à mettre en évidence l'essentiel. Par là sa tâche rejoint l'activité reconstructive de l'artiste, mais celle aussi du savant dont la découverte est une anticipation sur la structure du réel, qu'il lui faut ensuite vérifier, car l'ordre qu'il y a dans les choses et l'ordre de notre sensibilité ou de la croyance commune ne sont pas identiques d'emblée.

     

     

     

    L'organisation des recherches psychologiques

    (Hélène Alphandéry-Gratiot)

    L'enseignement de la psychologie est bien loin d'être partout distribué suivant les mêmes principes et, tour à tour, il est rattaché aux facultés de sciences ou de lettres, de philosophie ou de médecine. Dans les laboratoires, tantôt consacrés à la recherche pure, tantôt utilisés pour des applications concrètes, on constate la même diversité de tendances, d'objets et de méthodes, tous groupés sous une même étiquette : psychologie.

    Si bien des données des problèmes psychologiques sont encore imprécises, si les moyens dont la psychologie dispose sont encore dispersés et mal connus, on connaît fort bien, par contre, les exigences auxquelles elle doit satisfaire : services publics, industriels, pédagogues lui demandent des principes directeurs et des conseils pratiques. Etudier sommairement comment s'organise la recherche psychologique c'est faire comprendre que son effort ne peut se limiter au domaine de la pensée, à celui du comportement ou à celui du travail, mais qu'il tend à s'étendre à tous les champs et à toutes les étapes de l'activité humaine.

    L'enseignement de la psychologie

    Bien que la psychologie soit devenue une science autonome, avec ses méthodes propres, ses laboratoires, l'enseignement qu'on en donne porte encore la trace de ses origines métaphysiques ou littéraires. En plusieurs pays, en effet, cet enseignement est donné dans les facultés de lettres ou de philosophie des universités. En d'autres pays, il est donné dans les facultés de sciences, de médecine en particulier. Mais, d'une manière générale, il est réparti entre les facultés de lettres et de sciences, entre les instituts de philosophie, de pédagogie, de psychiatrie, d'esthétique, de psychotechnique.

    France

    L'enseignement de la psychologie est donné essentiellement, en France, dans les facultés de lettres des différentes universités. A Paris, il bénéficie d'une organisation spéciale depuis la création, en 1921, de l'Institut de psychologie, rattaché à l'Université de Paris et placé sous la direction scientifique des Facultés des lettres et des sciences, du Collège de France et de l'Ecole des Hautes-Etudes. Les cours sont répartis entre les différentes sections : psychologie générale, psychologie pathologique, psychologie physiologique, psychologie zoologique, pédagogie et psychologie appliquée. Plusieurs laboratoires sont rattachés à cet institut le laboratoire de psychologie physiologique, le laboratoire de psychobiologie de l'enfant, le laboratoire de psychologie appliquée. Citons également l'Institut de psychiatrie et psychologie appliquée rattaché aux Facultés des lettres et de médecine.

    En province, il est peu de chaires de psychologie proprement dites et cet enseignement est en général rattaché à celui de la philosophie, comme c'est le cas à Bordeaux, à Nancy. Pourtant, il existe à Strasbourg une chaire de psychologie, à Besançon une chaire de psychologie appliquée à l'éducation, à Reims des conférences de psychologie pathologique, à Montpellier un cours de psychologie expérimentale. Il faut enfin citer l'Institut pédagogique de l'Université de Lille et l'Institut de pédagogie de la Faculté des lettres de Lyon.

    Angleterre et Dominions

    Il n'est pas rare de voir associés en Angleterre les trois enseignements : Philosophie, Psychologie et Education, donnés dans les facultés de lettres. A l'Université de Londres, l'enseignement de la psychologie est largement représenté, ainsi que l'enseignement de la pédagogie. Birmingham a une chaire d'éducation; Cambridge, une chaire de psychologie et un laboratoire; Manchester, une chaire et un laboratoire de psychologie et un important département d'éducation. La pédagogie est également enseignée à Oxford, à Reading, à Sheffield, à Southampton, à Cardiff. Edimbourg a une chaire de psychologie; et il y a des chaires d'éducation à Aberdeen, Dundee et Saint-Andrews et un cours de psychologie à l'Université de Glasgow.

    En Australie Sydney, au Canada Montréal ont des chaires de psychologie.

    Etats-Unis

    Un travail immense a été accompli par les Etats-Unis dans le domaine de la psychologie. Dès 1891, W. O. Krohnpouvait décrire les laboratoires et les appareils installés dans 70 collèges et universités. La psychologie est aujourd'hui enseignée dans toutes les universités et dans les Schools of education et Teachers schools qui y sont rattachées. Et il est impossible de dresser la liste de tous les centres scientifiques spécialisés.

    A New York, il existe, dans le cadre de l'Université Columbia, un Institute of school experimentation, une School of education, un Institute of educational research, un Child development institute; à l'Université de New York, une chaire de psychologie descriptive; à l'Université Harvard, un enseignement de psychologie et un laboratoire fondé en 1891. A l'Université de Iowa existe la Child welfare research station. La psychologie est enseignée à l'Université de Chicago, à Ann Arbor, à Minneapolis, à l'Université Stanford. Enfin, à Yale College, de New Haven, est donné un enseignement psychologique particulièrement riche, complété par de vastes laboratoires de psychologie comparée.

    Allemagne

    La psychologie y est enseignée dans lesfacultés de philosophie des diverses universités. Les enseignements les plus importants sont donnés à Berlin, Bonn, Dresde (psychologie et psychologie de l'enfant), Leipzig, Marburg, Stuttgart, Würzburg. Plusieurs professeurs de Hambourg, Francfort, Berlin, Rostock, Mannheim, qui, pendant de longues années, furent l'honneur de la psychologie en Allemagne, ont dû, à partir de 1932,renoncer à leur enseignement.

    Belgique

    La psychologie y est souvent enseignée dans les facultés de médecine, comme c'est le cas à Bruxelles et à Louvain. Dans cette ville existent également des chaires de psychologie à la Faculté de philosophie et lettres, une Ecole des sciences criminelles rattachée à l'université et enfin une Ecole de pédagogie et de psychologie appliquée à l'éducation, où se donnent des leçons de psychologie, de pédagogie expérimentale, de psychiatrie (enfants anormaux). A Gand, à l'Université d'Etat (flamande), existe une chaire de psychologie; et un Institut supérieur de pédagogie est annexé à l'Université. Un Institut analogue existe à Liège, où sont donnés des cours de psychologie et de pédagogie expérimentale.

    Danemark - Pays-Bas - Suisse

    La psychologie est enseignée à l'Université de Copenhague. Elle l'est également dans toutes les universités des Pays-Bas : à Amsterdam, à la Faculté des sciences mathématiques et naturelles; à Nimègue, à l'Université catholique; à Utrecht, à la Faculté des lettres. Dans ces divers cours, une large place est faite à la psychologie expérimentale et appliquée.

    En Suisse, l'enseignement de la psychologie est depuis longtemps organisé dans les différentes universités : à Genève, à la Faculté des lettres (pédagogie expérimentale, psychanalyse et psychologie) ; à la Faculté des sciences (psychologie expérimentale, orientation professionnelle et histoire de la pensée scientifique); à Lausanne, à la Faculté de médecine (psychologie et caractérologie); à Neuchâtel, à la Faculté des lettres (psychologie) et dans la section des sciences commerciales (psychotechnique). A Hâle enfin, l'enseignement (pédagogie et psychologie) est donné à la Faculté de philosophie de l'Université.

    Italie

    L'enseignement de la psychologie y est souvent dissimulé sous le nom de pédagogie, surtout lorsqu'il est donné dans les Facultés de lettres. A Rome, une chaire de pédagogie est attachée à la Faculté des lettres et une chaire de psychologie expérimentale à la Faculté de médecine; sans oublier l'Institut créé par De Sanctis. A Florence existe un laboratoire de psychologie expérimentale; à Gênes, une chaire de pédagogie à la Faculté des lettres et l'Institut biotypologique orthogénétique de la Faculté de médecine; à la Faculté des lettres de l'Université catholique de Milan, une chaire et un laboratoire de psychologie expérimentale et, dans cette même ville, l'Ecole de perfectionnement de psychologie ainsi qu'une chaire de psychologie expérimentale à la Faculté de médecine et à la Faculté des lettres. Citons encore, à Naples, un cours de psychologie à la Faculté de médecine et une chaire de pédagogie à la Faculté des lettres; et enfin, le laboratoire de psychologie expérimentale de l'Université de Padoue et celui de Turin.

    Espagne

    Il existe à l'Université de Madrid une chaire de psychologie et un laboratoire; une chaire à la Faculté de philosophie de l'Université de Barcelone; et une large place est donnée à la psychologie dans le programme du séminaire de pédagogie fondé dans cette ville en 1930.

    U. R. S. S

    Le développement de la psychologie et particulièrement de ses applications pratiques est chaque jour plus considérable. Une large place est consacrée à cet enseignement dans les différentes universités de l'Union et notamment à Moscou, où il existe un Institut de psychologie expérimentale, fondé en 1912 par un élève de Wundt; on y étudie successivement l'histoire de la science et des théories psychologiques, la psychologie de l'enfant, la mesure des perceptions isolées, l'évolution des processus pathologiques, la psychologie comparée, dans des laboratoires et des centres plus ou moins directement rattachés à l'Université.

    Europe centrale

    EnAutriche, à la Faculté de philosophie de l'Université de Vienne existent des chaires d'esthétique et de psychologie de l'enfant, de psychologie et de psychologie pédagogique.

    En Hongrie, la psychologie est enseignée à Budapest à la Faculté des lettres de l'Université (psychologie et psychologie de l'enfant). A Szeged sont donnés des cours de psychologie expérimentale.

    En Tchécoslovaquie, à la Faculté des lettres de l'Université de Prague existe un séminaire de psychologie et un séminaire de pédagogie. Les cours sur l'organisation scientifique du travail sont faits à la Haute Ecole polytechnique tchèque.

    En Roumanie, des laboratoires et un enseignement de psychologie expérimentale ont été créés aux Universités de Bucarest, Cluj et Jassy.

    En Pologne, une place importante est donnée dans les différentes universités à l'étude psychologique de l'éducation. A l'Université libre de Varsovie existe une Faculté de sciences pédagogiques comportant toute une série de cours de psychologie expérimentale et une Ecole de service social. La psychologie est enseignée également à la Faculté des lettres de l'Université, ainsi qu'à Poznan et à Cracovie.

    Japon

    Lapsychologie est enseignée dans les Facultés de lettres de toutes les universités; à l'Université de Tohoku, à l'Université de Tokyo, où existe un Institut de psychologie, à l'Université de Kyoto, pour ne citer que ces centres d'études.

    Argentine

    Il existe à la Faculté des lettres de l'Université de Buenos Aires un Institut de psychologie. A l'Université de La Plata a été créée, dès 1907, une Faculté de pédagogie établie sur des principes scientifiques.

    Les centres de recherches psychologiques

    Il faut maintenant examiner ce que la psychologie a réalisé de manière concrète et dans quels domaines elle s'est montrée constructive. Examinons les activités essentielles d'un certain nombre d'instituts scientifiques, tout à la fois centres d'enseignement, de recherches et d'applications, en nous bornant à parler de ceux qui nous paraissent le plus représentatifs de certaines tendances de la psychologie contemporaine.

    Les centres d'étude

    Les recherches poursuivies dans les centres d'étude scientifique ont pour objets principaux soit la psychotechnique et l'organisation du travail, soit la psychologie de l'enfant et la pédagogie, soit la psychologie physiologique et génétique.

    Psychotechnique

    Une large place doit être faite à l'Institut de psychologie industrielle de Londres, fondé en 1918 sur l'initiative du professeur Myers (alors directeur du laboratoire de psychologie de l'Université de Cambridge) et de l'industriel H. J. Welch.

    Le but de cette fondation était triple entreprendre une propagande publique en faveur de l'étude scientifique du choix et de l'exercice des professions, poursuivre des recherches en ce domaine et enfin en appliquer les résultats dans les usines, les bureaux, les magasins, sur la demande et avec la collaboration des employeurs. Sous la direction des principaux maîtres de la psychologie anglaise, on s'attacha d'abord à l'étude des conditions du travail, du rendement et de la fatigue.

    En 1922 se créa à l'Institut une section d'orientation professionnelle à l'activité de laquelle coopéra le Bureau d'études sur la fatigue industrielle. On commença également des recherches sur différents problèmes de sélection professionnelle, des expériences dans les écoles et la mise au point d'un certain nombre de tests. Le personnel de l'Institut organisa des conférences dans tous le pays et obtint ainsi, en même temps que des appuis financiers de la part des industriels, la création d'un Diplôme de psychologie industrielle à l'Université de Londres et l'établissement de cours de psychologie industrielle dans plusieurs universités et collèges. Toutes les branches de l'industrie publique ou privée ont été touchées par les chercheurs formés à l'Institut et travaillant selon ses directives. Les résultats de cette activité sont depuis plusieurs années diffusés par un journal de l'Institut qui réunit tous les renseignements bibliographiques et pratiques sur l'utilité et les progrès de la psychologie industrielle.

    Nous ne pouvons étudier ici comme il conviendrait ce qui, dans ce domaine de l'étude des conditions du travail et du rendement, a été organisé ou réalisé à l'Institut psychotechnique de la Généralité de Catalogne à Barcelone, à l'Institut biotypologique de Gênes, à l'Institut de psychotechnique de Genève, à l'Ecole d'ergologie de Bruxelles, et à Paris dans les différents laboratoires de l'Ecole des Hautes-Etudes, du Conservatoire des Arts et Métiers, de l'Institut d'orientation professionnelle. Il y a là tout un ensemble d'études dont l'Institut de Londres a été un des premiers à montrer la valeur concrète.

    Psychologie de l'enfant

    Parmi les centres les plus célèbres il faut nommer l'Institut J.-J.- Rousseau de Genève, dont la fondation remonte à 1912 et qui est, depuis 1929, rattaché avec ses différents enseignements à la Faculté des lettres de l'Université. On s'y occupe de technique psychologique, d'éducation des arriérés, de psychanalyse éducative; on y donne des consultations médico-pédagogiques, des consultations de technopsychologie et d'orientation professionnelle. On y collabore à la protection de l'enfance, à l'assistance aux anormaux, et la Maison des petits y tient lieu d'école d'application. Il faut également citer, parmi les nombreux centres pédagogiques, le Centre d'observation méthodique des écoliers, annexé depuis 1930 aux écoles de Liége, le laboratoire pédagogique d'Angleur, fondé en 1928, le Centre national d'éducation Decroly.

    Psychologie physiologique et génétique

    La psychologie occupe à l'Institut de médecine expérimentale de Moscou une place de premier plan; bornons-nous à citer l'œuvre réalisée à Moscou par le professeur Louria, à son centre d'étude de l'hérédité; et enfin, pour avoir une impression d'ensemble de la cohésion et du but commun de disciplines en apparence contradictoires, l'œuvre entreprise à Yale par l'Institut des relations humaines.

    Les centres d'application

    Mais il s'agit toujours, jusqu'à présent, de centres créés par des savants pour contrôler leurs découvertes en les confrontant avec la pratique. La psychologie a encore à son actif d'autres réalisations dans le domaine de la vie quotidienne; elle applique les résultats des recherches scientifiques à l'orientation et à la sélection professionnelles.

    Orientation professionnelle

    Le problème de l'orientation professionnelle préoccupe à juste titre toutes les nations. Nous ne pouvons déterminer ici la part laissée, en ce domaine, à l'initiative privée; nous indiquerons simplement les centres principaux.

    France

    L'orientation professionnelle n'est pas encore partout organisée sur une base scientifique. L'Institut national d'orientation professionnelle donne aux futurs orienteurs un enseignement théorique et pratique. Il organise dans ses laboratoires des recherches de psychologie appliquée et de psychotechnique et centralise une documentation considérable. Par ailleurs, divers services d'orientation professionnelle sont rattachés à des municipalités, à des cliniques; d'autres sont dus à des initiatives d'industriels.

    Allemagne

    L'orientation professionnelle y existe depuis 1895 et est placée maintenant sous le contrôle du Ministère du travail. Elle se fait avec le concours d'un psychotechnicien et les orienteurs sont en relation avec les instituts de physiologie du travail (en particulier ceux de Munster et de Dortmund). De nombreux instituts de psychotechnique sont rattachés aux écoles techniques supérieures et pratiquent l'orientation professionnelle au même titre que certains instituts de psychologie. Un bureau central d'orientation dans chaque grande région organise et contrôle l'activité des bureaux secondaires, les uns et les autres en général pourvus de laboratoires.

    Angleterre

    L'orientation professionnelle y est également dépendante du Ministère du travail; mais il existe de nombreuses organisations privées. Nous avons vu que l'Institut de psychologie industrielle de Londres possédait une section d'orientation. La tâche des Juvenile advisory comittees (dont 106 sont créés par le Ministère de l'instruction publique et 160 par le Ministère du travail) est surtout d'établir une adaptation de l'offre à la demande en matière d'apprentissage; et le rôle du psychologue est encore trop réduit en ce qui concerne l'examen de l'enfant.

    Belgique - Hollande - Luxembourg - Suisse

    Bruxelles possède un Office intercommunal d'orientation professionnelle, chargé d'organiser, de surveiller et de répandre dans les communes de l'agglomération bruxelloise les méthodes scientifiques d'orientation.

    En Hollande, l'orientation est régulièrement organisée, en particulier à l'Office municipal d'Amsterdam, où les enfants subissent un examen psychologique.

    Au Luxembourg, l'orientation se pratique à l'Office d'orientation professionnelle, où sont examinés les enfants au sortir de l'école; et à l'Institut Emile Metz, consacré à l'étude psychologique des problèmes du travail.

    En Suisse, la Société suisse pour l'orientation professionnelle organise des cours pour la formation de conseillers de vocations. Les différents instituts psychotechniques de Lausanne, de Genève, de Zurich examinent les futurs apprentis.

    Italie

    L'Italie possède depuis 1923 àRome un Office central d'orientation professionnelle consacré à la fois à l'enseignement et à la pratique.

    Espagne

    Il y existe, depuis 1928, un statut légal de l'orientation professionnelle; Madrid et Barcelone sont les deux centres principaux d'étude, d'enseignement et de contrôle.

    Europe centrale

    En Autriche, il existe depuis 1921 à Vienne un office d'orientation très important et très complet, en rapports avec l'Institut de psychologie de l'Université. Des instituts de psychotechnique effectuent dans les différentes régions les examens demandés par les commissions industrielles.

    En Pologne, de nombreux centres ont été créés, souvent dus à l'initiative privée; on y procède à un examen scientifique et complet des futurs apprentis.

    En Tchécoslovaquie, c'est un service central, l'Institut psychotechnique de Prague, qui organise les offices et instruit les orienteurs avec l'appui matériel de l'Etat et de la ville. De nombreux centres d'examen ont déjà été créés.

    Lettonie

    Il existe, à Riga, un institut für Jugendforschung und Berufskunde comprenant des sections de psychologie scolaire, de psychotechnique, de science du travail, et où l'on procède à la détermination des aptitudes.

    U. R. S. S

    L'orientation a lieu à la fin de la scolarité; elle est singulièrement facilitée par la réalisation de l'enseignement polytechnique. Des spécialistes formés dans les instituts de psychotechnique et du travail de Leningrad et de Moscou contrôlent cette orientation et entreprennent des recherches.

    Etats-Unis

    L'orientation est en général organisée à l'intérieur même des écoles, en relation avec les services de placement. Un Bureau of vocational guidance organise un enseignement pour les orienteurs à Harvard et à Columbia, examine des cas, édite des publications.

    Brésil - Argentine

    Il existe depuis 1932, àSão Paulo, un Institut d'organisation scientifique du travail.

    A Buenos Aires, un Institut de psychotechnique et d'orientation professionnelle organise les instituts secondaires et forme les orienteurs pour la recherche et la pratique.

    Sélection professionnelle

    Dans l'industrie des chemins de fer, par exemple, à la suite de l'Allemagne qui, en 1917, faisait le premier essai d'un laboratoire ferroviaire, tous les pays d'Europe ont successivement opéré dans les laboratoires la sélection de leur personnel.

    Actuellement, les Chemins de fer de l'Etat allemand possèdent trois centres de psychotechnique, à Berlin, Dresde et Munich, et des wagons laboratoires très bien outillés. L'Autriche depuis 1924, la Suisse depuis 1925, ont suivi cet exemple. L'U. R. S. S. a placé des services analogues sous le contrôle des Commissariats de la santé et des transports. A leur tour la Lettonie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Finlande, la Yougoslavie, l'Italie en ont fait autant et, dans ces dernières années, la Suède, l'Espagne, la Hollande, la Hongrie, la Norvège, la Roumanie. Ajoutons que la France possède actuellement deux centres importants organisés par les Chemins de fer du Nord et de l'Etat.

    Nous ne pouvons parler ici de toutes les applications de la psychotechnique recrutement du personnel des tramways (France, Tchécoslovaquie, etc.); P. T. T. (Hollande); usines. Ce serait énumérer toutes les formes de l'activité humaine.

    Il importe de souligner la profonde unité de la recherche psychologique. Lorsque les psychologues utilisent la physiologie, la physique ou la pédagogie, ils leur ajoutent toujours ce qui est la caractéristique de leur méthode une rigoureuse observation. Le point de départ de la science psychologique est l'observation individuelle; c'est sans doute aussi son point d'arrivée et de contrôle. Et la psychologie peut perfectionner ses méthodes d'observation, les varier, les vérifier de toutes manières, elle ne fait ainsi que mieux affirmer la nécessité, la suprématie de cette observation. C'est peut-être ce qui, à travers le monde, permet aux psychologues de se reconnaître et de se réunir dans un effort commun d'étude et d'analyse.

     

     


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